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LE SECRÉTAIRE INTIME.

fâcheuses de mes dévouements : si je l’ai, qu’a-t-on à me reprocher ? n’ai-je pas le droit de me nuire ?

— Quel étrange caractère ! dit Julien. Je ne sais si j’en suis ravi ou épouvanté.

— Vous me dites ce qu’on m’a souvent dit, reprit-elle. Moi, je m’étonne de sembler étrange ; et quand je commençai, je m’attendais à ne rencontrer que des auxiliaires et des amis. Quelle fut ma surprise quand on me fit entendre que j’étais folle ! Folle ! mais je m’étonne toujours de le paraître ! C’est vous, c’est vous tous qui êtes fous, et non pas moi qui suis folle !

— Mais, Madame, quel bien fait-on aux méchants en protégeant leur insolence ?

— Je hais l’insolence et ne la protège pas. Je n’accueille que le repentir et la souffrance.

— Ou l’hypocrisie qui en prend le masque ?

— Il est vrai que j’ai été dupe, Julien ; ce sont les épines du chemin. On se pique les pieds et l’on saigne. Mais faut-il donc retourner en arrière quand on entend plus loin des larmes et des cris qui vous appellent ? La crainte d’être trompé ! pour les esprits qui sentent le besoin de bien faire, c’est une lâcheté qu’il faut vaincre. On ne fait l’aumône qu’à ses dépens.

— Hélas ! Madame, vous étiez née pour être reine d’un grand peuple et faire de grandes choses.

— Ou bien, répondit-elle en souriant, pour être sœur de la Miséricorde ; c’était là le plus beau rôle, et je l’ai manqué.

— Mais quel bien avez-vous donc réussi à faire ? dit Julien tristement. Vos prisons sont élargies, vos hôpitaux sont plus sains, et votre bonté est un refuge pour tous ceux qui l’invoquent. Mais, pour avoir amélioré le sort des misérables, vous avez ennobli leurs âmes anéanties, leurs mauvais penchants, ou leur lâche fainéantise ? Nous en avons souvent parlé, Madame, et vous m’avez avoué que vos vœux à cet égard n’avaient pas été souvent exaucés. Prenons un exemple auprès de nous et dans une classe plus élevée, ajouta-t-il, poussé par un reste d’intention insidieuse et méfiante. Lucioli passait pour un fourbe et un ambitieux. Votre tolérance a fermé les yeux longtemps, et vous l’avez élevé jusqu’à votre confiance ; et pourtant il vous a fallu ensuite voir clair et le repousser.

— C’est encore une épine qui m’est entrée au talon, répondit-elle. Le jour où cet humble serviteur est devenu insolent, je l’ai repoussé, en effet ; et si j’avais profité de la leçon, Julien, je ne vous aurais pas attiré auprès de moi ; je ne vous aurais pas donné ma confiance, dans la crainte que vous ne fussiez un second Lucioli. Vous voyez bien, mon ami, que les fous ont leur sagesse qui en vaut bien une autre. »

Cette réponse attendrit Julien.

« Vous êtes bonne et grande, lui dit-il, et je ne mérite peut-être pas votre amitié.

— Attendez, Julien, lui dit-elle en souriant, nous ne sommes pas encore réconciliés. Je vous ai expliqué mon caractère et mes idées ; vous m’avez comprise. Il vous reste à me croire, et je ne vous ai donné aucune preuve de ma sincérité. »

Julien tressaillit de joie, croyant toucher à la solution de tous ses doutes. Dans son âme rigide, le besoin d’estimer était bien plus grand que le besoin d’aimer ; aussi cette parole de Quintilia lui fut-elle plus douce qu’une parole d’amour.

« Oh ! oui, s’écria-t-il ingénument, donnez-les-moi ces preuves, afin que je pleure de repentir à vos genoux, afin que je vous respecte et vous bénisse à jamais. Oui, oui, prouvez-moi que vous êtes vraie, et je ferai tout ce que vous voudrez. Je resterai toute ma vie à votre service ; j’étoufferai mon amour dans mon sein plutôt que de vous en importuner jamais. »

Il s’arrêta, car il vit le regard de Quintilia s’attacher à lui avec froideur et une sorte de dédain. Il y eut un instant de silence si pénible à Julien, qu’il se mit à marcher avec agitation dans la chambre.

La princesse reprit sa marche calme et lui dit, en lui montrant une grande cassette de bois de santal incrustée de nacre :

« Je puis ouvrir le coffre que voici et vous donner des preuves irrécusables de la loyauté de toute ma vie. Je pourrais vous montrer en moins de cinq minutes sur quoi se fondent toutes les calomnies débitées contre moi, et à quel point les secrètes vanteries de Lucioli, et celles de bien d’autres avant lui, ont été vaines et odieuses. Mais en sommes-nous là, Julien, et votre amitié est-elle à ce prix ? »

Julien n’osa répondre ; il pâlit et resta immobile.

« M’avez-vous jamais vue faire quelque chose de mal ?

— Non, Madame, je n’ai rien vu de tel, répondit-il.

— Ai-je jamais exprimé une idée basse ? ai-je montré un sentiment vil durant six mois que nous avons passés tête à tête dans mon cabinet ?

— Non, Madame.

— Avez-vous eu parfois une entière confiance en moi ?

— Oui, Madame, presque toujours.

— Qu’est-ce qui vous l’a donc ôtée ?

— Ne me condamnez pas à vous le dire, Madame ; des apparences, des récits ridicules, la présence de Ginetta auprès de vous, votre air et vos manières par moments, et, plus que tout cela, vos bizarreries, vos goûts si opposés entre eux et qui se succèdent sans s’exclure ; tout ce que je ne comprends pas m’effraie… Mais qu’avez-vous à faire de mon estime ?

— Je ne vous la demande pas, Monsieur, répondit la princesse, j’espérais pouvoir la réclamer. »

Ils gardèrent de nouveau le silence, et la princesse, faisant un visible effort pour dompter sa propre fierté, reprit la parole.

« Vous êtes brutal, lui dit-elle, et nul homme de votre âge n’a osé me parler comme vous faites. C’est cela qui fait que je vous estime et que je voudrais être estimée de vous. Voyez pourtant ce que c’est que la confiance, Julien ! ne tiendrait-il pas à moi de penser en cet instant que vous êtes le plus rusé et le plus habile des ambitieux qui se soient cachés sous une écorce rude et franche ? Pourtant je sais que vous ne me trompez pas, et que bien réellement vous me mettez le marché à la main. Votre départ ou ma justification. Ma justification ! ajouta-t-elle avec une expression de dépit, tenez, voici la clé de ce coffre ; » et elle la jeta avec colère aux pieds de Julien.

— Je ne la ramasserai point, dit-il avec dépit à son tour ; vous me regardez comme un insolent ; je l’ai mérité et je m’en vais.

— Adieu donc ! lui dit-elle en lui tendant la main ; il est malheureux que nous n’ayons pu rester amis comme nous l’avons été. »

Il s’approcha pour prendre sa main, et il vit qu’elle pleurait. Toute sa colère tomba, et, s’arrêtant devant elle avec la gaucherie d’un enfant qui n’ose pas demander pardon, il se mit à pleurer aussi.

« Ah ! Julien, lui dit-elle, est-il possible que mes amis me fassent tant souffrir ! Pourquoi ne sont-ils pas comme moi, pourquoi ne croient-ils pas en moi comme je crois en eux ? Qu’est-ce qui brise donc ainsi mes affections ? pourquoi toutes les sympathies que j’inspire sont-elles étouffées en naissant ? pourquoi suis-je méprisée par les uns, méconnue par les autres ? Qu’ai-je fait pour cela ? Quand toute ma vie a été un éternel sacrifice à l’amitié, faudra-t-il que j’achète la confiance de ceux à qui je donne la mienne. Quand je vous ai ramassé dans un fossé, un jour que vous étiez blessé, haletant, couvert de poussière et assez mal vêtu, pourquoi ne vous ai-je pas pris pour un vagabond et un aventurier de bas étage ? pourquoi ai-je cru à la candeur de votre regard et à la noblesse de vos paroles ? J’ai donc l’air faux et l’expression ambiguë, moi ? Eh quoi ! vous demandez aux autres ce que vous devez penser de moi ! votre cœur ne vous le dit pas, je n’en ai donc pas su trouver le chemin ? Et que m’importe votre estime quand je l’aurai forcée ? Vous me rendrez ce qui me sera dû, et votre âme ne me donnera rien…

— Vous avez raison, dit Saint-Julien en se jetant à ses pieds ; gardez vos preuves, je n’en veux pas. Gardez votre amour à celui qui l’a mérité. Quant à mon res-