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LE SECRÉTAIRE INTIME.

pect, à mon dévouement, à mon amitié, si j’ose répéter le mot dont vous vous servez, mettez-les à l’épreuve. Vous avez vaincu une nature bien méfiante et bien chagrine. Il faut que Dieu ait récompensé votre grandeur d’âme d’une puissance bien grande sur l’âme d’autrui. Ah ! ne vous plaignez plus ; vous trouverez des amis toutes les fois que vous le voudrez ; et d’ailleurs, si les amis vous manquent, je tâcherai de me mettre en cent pour vous obéir. »

Quintilia, tout en larmes, se jeta à son cou ; il l’embrassa avec l’effusion d’un frère. En ce moment on frappa doucement à la porte, et la princesse alla ouvrir elle-même ; c’était la Ginetta qui était chargée d’une commission pressée. La princesse passa avec elle sur le balcon, en faisant signe à Julien de rester. Leur entretien lui sembla long ; et, cédant à l’émotion délicieuse dont son cœur était plein, il désirait vivement voir reparaître Quintilia, et en recevoir encore quelque parole d’amitié avant de se retirer. Dans son impatience, il touchait aux objets qui étaient épars sur le bureau sans les regarder et presque sans les voir. Il se trouva qu’il eut dans les mains la montre de la princesse, et qu’il l’ouvrit machinalement comme pour compter les minutes que la Ginetta lui dérobait. En jetant les yeux sur l’intérieur de la boîte, un froid mortel passa dans ses veines. Un souvenir confus et douloureux l’oppressa, puis une curiosité irrésistible s’empara de lui. Il se pencha vers une bougie, et lut distinctement le nom de Charles Dortan.

« Infâme ! » dit-il d’une voix sourde en jetant avec violence la montre sur le bureau ; puis il la reprit, voulant bien se convaincre que ses yeux ne l’avaient pas trompé. Il lut de nouveau le nom fatal, observa la boîte de platine avec les incrustations d’or émaillé ; elle était absolument pareille à celle que le voyageur pâle lui avait montrée à Avignon, le matin de son départ, dans la cour de l’auberge.

Cette histoire, qui d’abord l’avait vivement ému, lui était bientôt sortie de l’esprit. À cette époque, Julien, beaucoup moins expérimenté, était beaucoup plus en garde contre ses impressions. Il s’était dit que le récit du voyageur était romanesque et invraisemblable, que son nom et son visage n’avaient pas fait le moindre effet sur la princesse, et que M. Dortan lui-même n’avait pas soutenu son rôle jusqu’au bout, puisqu’il n’avait pas osé lui adresser la parole. Ce devait être un maniaque ou un hâbleur impertinent, déterminé à se jouer de la simplicité de son interlocuteur. Enfin, cette aventure n’était plus revenue que confusément et comme un rêve absurde et pénible dans la mémoire de Saint-Julien.

En acquérant la preuve irrécusable de la sincérité de Charles Dortan, une indignation profonde s’empara de lui. Cette femme, qui exposait si magnifiquement la prétendue franchise de son âme et qui en offrait des preuves, ne lui parut plus qu’une effrontée comédienne, une coquette odieuse, jouant tous les rôles pour son plaisir, et méprisant toutes les vertus qu’elle affichait.

Elle rentra en cet instant, et Julien fit tous ses efforts pour cacher l’état où il était ; mais il prenait une peine inutile : la princesse pensait à tout autre chose. Elle erra dans sa chambre d’un air empressé, et dit à Ginetta, à plusieurs reprises : « Vite, vite, mon mantelet avec un capuchon de velours et la petite lanterne sourde… » Tout à coup elle s’aperçut de la présence de Julien, et parut un peu contrariée de ce qui venait de lui échapper dans sa préoccupation. Néanmoins elle vint à lui avec beaucoup d’aplomb, et lui tendit la main en lui donnant le bonsoir. Saint-Julien baisa sa main lentement en tâchant de prendre l’insolence affectée d’un courtisan, et il lui adressa la phrase la plus impertinente qu’il put inventer. Elle ne l’entendit pas et lui répondit : « Oui, oui, à demain. Bonne nuit, mon cher enfant. »

XIV.

Dévoré de colère et de haine, le pauvre Julien entra dans la chambre de Galeotto. Le page s’était endormi sur un roman.

« Ah ! c’est toi, lui dit-il en balbutiant, d’où viens-tu donc ? On ne t’a pas vu de toute la soirée.

— Je viens de chez la Cavalcanti, répondit Julien.

— Oh ! oh ! qu’est-ce ? dit le page en se mettant sur son séant. Vous venez d’être chassé, monsieur le secrétaire intime, ou vous êtes le plus heureux des hommes ! Alors, permettez-moi d’ôter mon bonnet de nuit pour saluer votre Altesse ! Prince pour trente-six heures au moins !

— Je ne descendrai jamais si bas, répondit Julien.

— Qu’est-il donc arrivé ?

— Rien, Galeotto, sinon que je sais maintenant à quoi m’en tenir sur le compte de cette femme. Vous lui faisiez trop d’honneur quand vous la traitiez de pédante, quand vous disiez qu’il était fort possible qu’elle n’eût jamais eu assez de sensibilité pour commettre une faute. Non, non, ce n’est pas cela. C’est une rouée impudente qui se passe toutes ses fantaisies, qui se livre en secret à tous ses vices, et qui a la prétention d’être un modèle de chasteté virginale et de sentimentalité allemande. C’est une effrontée courtisane avec des prétentions d’abbesse et la moqueuse hypocrisie d’une marquise de la régence. C’est ce qu’il y a de plus hideux au monde, le vice sous le masque de la vertu.

Après cette préface, Saint-Julien fit le récit de la soirée.

« Je suis bien aise d’apprendre cela, répondit Galeotto d’un air pensif ; mais, en vérité, j’en suis étonné. Cette femme est donc bien habile ; car il y a eu des jours où elle m’a imposé à moi-même. Vous pouvez m’en croire, Julien ; je ne suis pas crédule, et pourtant il y a eu des jours où, en l’entendant parler comme elle fait, j’ai presque eu des remords de mes jugements de la veille… Il est bien vrai que ces jours-là étaient rares, et que je me moquais de moi-même le lendemain. Eh bien ! ce que vous me dites m’étonne comme si je m’étais attendu à autre chose… Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, Saint-Julien ?

— J’en suis très-sûr, Galeotto ; et comme j’étais aussi dans une continuelle alternative de confiance et de méfiance (à l’exception que les jours de méfiance étaient rares, et les autres fréquents), il se trouve que je suis encore plus consterné que vous.

— Consterné ! s’écria Galeotto. Est-ce que je suis consterné, moi ? Non ? certes, je ne le suis pas. Que m’importe ? je n’ai jamais été amoureux d’elle. Et voulez-vous que je vous dise ce qui se passe maintenant dans mon cerveau ? C’est singulier, mais c’est réel. Je crois que je suis capable maintenant de devenir amoureux de cette femme-là.

— Quoi ! à présent que vous devez la mépriser ?

— Je ne la méprise pas, tant s’en faut ! oh ! à présent, c’est bien différent ! Je la croyais pédante, absurde, je la trouvais ridicule, et je me moquais d’elle. Je ne m’en moquerai plus ; car elle n’est plus rien de tout cela à mes yeux. Elle est adroite, menteuse, impudente ; elle sait jouer tous les rôles, si bien que son véritable caractère échappe aux regards. Savez-vous que c’est là une femme supérieure, une vraie femme de cour, propre à remuer le monde, si elle était à la tête d’un vaste empire ? Avec une conscience si flexible, tant d’art, tant de sang-froid, tant de perfidie, on peut aller loin… Et qui nous dit qu’elle n’ira pas loin ? Qu’il se présente une bonne occasion, et elle fera parler d’elle. Savez-vous quelle est la première des facultés ? celle d’imposer aux autres. La véritable grandeur, c’est la puissance qu’on exerce sur les esprits ; c’est ainsi qu’on arrive à l’exercer sur les choses. Allons, c’est dit, me voilà réconcilié avec elle. Je ne rougis plus d’être son page. Je pourrai prendre de bonnes leçons auprès d’elle, et, pour mieux profiter à son école, je veux à mon tour être son amant… » Il garda un instant le silence, puis il ajouta d’un air réfléchi : « Si je le peux ; car la chose m’est démontrée à présent plus difficile que je ne pensais, et vaut la peine d’être tentée… Peste ! c’est quelque chose que d’y parvenir !

— Ce n’est pas si difficile, reprit Julien. Il suffit que vous passiez dans la rue auprès d’elle, et que votre