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LE SECRÉTAIRE INTIME.

mense fraise de dentelle où votre petite tête prenait des attitudes royales, tandis que votre sourire espiègle démentait toute cette gravité affectée ! Savez-vous que j’étais déjà amoureux comme un fou ? Ne vous souvenez-vous pas de la déclaration que je vous fis après la cérémonie, en jouant aux jonchets avec vous dans la chambre de votre gouvernante ? La chère mistress White voulut m’imposer silence ; mais vous prîtes un air majestueux pour lui dire : « À présent, White, je suis mariée, et personne n’a le droit de se mêler de ma conduite. Monsieur le chevalier, vous êtes mon époux, le seul que je connaisse, le seul que j’accepte et que j’aime. Si M. le duc de Monteregale s’imagine que je suis sa femme, il se trompe. On dit qu’il est vieux et laid : je le déteste. S’il vient me menacer, je lui ferai la guerre, et vous le tuerez, n’est-ce pas, chevalier ? » Alors, comme mistress White, malgré l’inconvenance de ces propos, ne pouvait s’empêcher de sourire, vous lui dîtes d’un ton imposant : « De quoi riez-vous, White ? N’avons-nous pas lu ensemble l’histoire de David combattant Goliath ? »

« Oh ! que vous étiez gentille, ma chère femme ! quelle singulière petite fille vous faisiez ! Sensible et mutine, caressante et irritable, bonne et colère, jouant toujours un grand rôle de reine qui semblait aller tout naturellement à votre petite personne, récitant des vers latins, improvisant des discours de réception, condamnant à mort votre perruche et lui faisant grâce avec gravité, demandant pardon à votre bonne quand vous l’aviez affligée, et l’embrassant avec les grâces insinuantes d’une petite femme. ..... Je n’oublierai jamais rien de tout cela, chère amie, quoique ce soit déjà si loin, si loin !

« Évidemment on pensait dès ce temps-là à nous marier tout de bon, aussitôt que le duc de Monteregale, qu’on savait bien dès lors atteint d’une maladie mortelle, vous aurait laissée libre. Le souverain qui vous persécute, et qui, je crois, m’a fait l’honneur de me mettre au monde, voulait absolument que vos biens fussent l’apanage d’un de ses protégés. Mais qu’il est heureux pour nous que la destinée ait déjoué ses projets ! Si j’étais maintenant ton mari publiquement, je serais peut-être ton maître, peut-être ton esclave. Qui sait ? Que seraient devenus nos caractères dans ce conflit de volontés étrangères occupées à nous façonner selon leurs intérêts, sans se soucier de notre affection et de notre bonheur ? Vois comme nous avons raison de croire à la Providence ! c’est elle qui nous a séparés pour nous réunir ensuite avec toutes les conditions d’indépendance et de confiance mutuelle qui devaient assurer la durée de notre union : c’est à toi seule que je t’ai due ; ou plutôt c’est à Dieu, qui, touché de mon désespoir, te gardait à moi, fidèle et sainte femme, en qui je me repose comme en lui.

« Laisse donc dire, et crois en moi ! Quand l’univers se lèverait en masse pour te lapider, je saurais bien encore te défendre et te faire un rempart de mon corps. Laisse dire. N’aie jamais l’air de savoir si on dit du mal de toi. Lis les pamphlets des beaux esprits de ta cour si cela t’amuse ; mais ne t’en fâche jamais, car tu aurais l’air de les avoir lus, et c’est un honneur qu’il ne faut leur faire qu’à leur insu. Agis toujours comme si tu comptais sur la justice de l’opinion ; c’est la seule prudence que je t’enseignerai. Pour le reste, fais ce que tu voudras, et ne crois jamais que tu aies des explications à me donner sur quoi que ce soit. Que peut le monde sur notre bonheur ? Penses-tu qu’entre ses paroles et la tienne j’hésite un instant ? Qu’ai-je besoin de savoir comment tu agis avec les autres ? Ne sais-je pas comment tu as agi envers moi ? Depuis vingt ans que nous nous connaissons, m’as-tu dit un mot qui s’écartât de la vérité ? m’as-tu fait une promesse que tu n’aies pas religieusement accomplie ?

« Oh ! qu’il est beau le monde que nous habitons à nous deux ! nous y sommes seuls, aucune voix fâcheuse du dehors n’en trouble la délicieuse harmonie. Les flèches que d’impuissants ennemis nous lancent viennent mourir à nos pieds, et tu les regardes tomber en souriant. L’orage gronde là-bas, mais nous, retirés sur les cimes élevées, près des cieux, nous voyons les anges nous appeler au travers d’un voile d’azur, et nous entendons leurs divins concerts, auxquels nos âmes ardentes mêlent leurs pieuses inspirations, etc. »

À cette lettre, Quintilia répondait ainsi :

« Que je t’aime, mon Allemand, avec ta bonté naïve et ta poésie enthousiaste ! toujours le même depuis tant d’années ! Nous avons donc trouvé le secret d’être toujours amants, quoique mariés ? car nous sommes mariés, sais-tu cela ? moi, je n’y pense jamais, excepté quand on m’engage de la part de mes chers cousins, les princes voisins, à prendre un époux de leur choix. Alors, en songeant à l’opportunité de leurs instances et au succès probable de leurs intrigues, il me prend des accès d’une gaieté persifleuse dont plus d’un bel esprit d’ambassade s’est mordu la lèvre en temps et lieu. Oui, oui, mon enfant, nous avons bien fait de cacher notre bonheur et d’interdire l’accès de notre Eden aux profanes dont le souffle en aurait terni l’éclat. Le mariage, tel que le monde l’a fait, est le plus amer et le plus dérisoire des parjures de l’homme envers Dieu. À présent, je vois comme dans les cours et autour des princes les plus religieux serments servent aux plus viles intrigues, et je m’applaudis de ne t’avoir pas jeté au milieu de ces hommes et de ces choses-là. Tu sais à peine que tout cela existe ; tu es plus heureux que moi, Max ! tu ne vois pas ces turpitudes ; quand tu quittes ta chère retraite, c’est pour être plus heureux encore auprès de ta femme. Moi, je les traverse, et au sein de ce monde bruyant je suis seule et triste. Mais souvent au milieu de la foule ton image m’apparaît, et, comme une céleste révélation, me remplit de force et d’espérance. Alors je songe aux jours de bonheur qui nous réunissent, et je les vois si purs, si enivrants, que je me soumets à les acheter au prix des peines et des fatigues de ma vie présente. Oh ! je les achèterais au prix de mon sang, et je ne croirais pas les avoir trop payés !

« Parfois, au milieu d’un bal splendide, abrutie en quelque sorte par l’ennui de la représentation, une circonstance légère, un son, le parfum d’une fleur, me réveille et me ranime tout à coup ; frappée d’une émotion inexplicable, il me semble que je viens d’entendre ta voix ou de respirer tes cheveux ; je tressaille, mon cœur bat avec violence, c’est comme si j’allais mourir. Alors je m’enfuis, je m’enfonce dans l’ombre des jardins, et je vais pleurer de souffrance et de bonheur dans notre cher pavillon. Quelquefois par de violentes aspirations je voudrais franchir l’espace et suivre ma pensée qui s’élance vers toi ; mon désir devient un feu qui consume ma poitrine, la force me manque. J’accuse le destin qui nous sépare ; prête à renier mon bonheur, je pleure et je perds courage. Mais alors je descends dans le caveau, et, sur la tombe qu’autrefois je te fis élever, je pleure de joie et je remercie Dieu qui t’a rendu à moi. J’aime à ouvrir cette tombe vide où nous serons à jamais réunis un jour ; j’aime à contempler cette boîte où j’enferme aujourd’hui nos lettres, et où je fis vœu autrefois d’enfermer mon cœur afin qu’il te restât fidèle et que mon amour fût enseveli vivant avec toi, etc. »

XXII.

La lecture de ces lettres affecta Julien d’un sentiment douloureux.

« J’en ai assez vu, Monsieur, dit-il au professeur, si la princesse veut m’humilier par la comparaison qu’elle fait de mon caractère avec celui de M. Max…

— Je présume que la princesse, interrompit le professeur, ne fait aucune comparaison entre vous deux ; mais écoutez le reste de cette histoire :

« Le jour du bal entomologique, le chevalier Max arriva déguisé par mes soins, et la princesse, surprise au milieu des ennuis de la diplomatie qu’elle s’efforçait en vain de couvrir par le bruit des fêtes, ne reçut jamais son époux avec tant de joie. Il fut d’abord installé