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LE SECRÉTAIRE INTIME.

comme de coutume dans ce pavillon. Mais lorsqu’elle eut compris les menaces et les prières du duc de Gurck, elle pensa qu’au lieu de cacher Max il serait peut-être bientôt nécessaire de le faire paraître. Ce n’est pas que la princesse tienne à se justifier des horribles soupçons que les cabinets de ses voisins affectent d’avoir conçus à cet égard ; elle sait bien que ce sont là de misérables ruses ; et, quant à l’opinion publique, elle a trop appris à ses dépens le cas qu’elle en doit faire pour plier maintenant devant elle. Mais la crainte d’une invasion l’empêchera de braver trop ouvertement le ressentiment d’un prince plus puissant qu’elle. Elle ne veut pas exposer la liberté de ses sujets pour une question d’orgueil personnel.

« Il a donc été décidé que Max cesserait de se cacher, et vivrait tranquillement à la résidence sous un nom supposé, afin de se laisser reconnaître au besoin. Peu désireux de se montrer en public, il habite un lieu retiré, et ne se montre guère autour du palais. Personne jusqu’ici n’a fait attention à lui. Quinze ans d’absence l’ont tellement changé, qu’il serait difficile qu’on le reconnût s’il ne produisait des preuves de son identité. C’est ce qu’il fera auprès du duc de Gurck. Il a existé entre eux des rapports particuliers dans lesquels le duc ne s’est pas conduit d’une manière assez honorable pour désirer que Max soit encore vivant. Il baissera le ton dès que l’époux de la princesse lui aura dit deux mots en particulier. C’est ce qui doit arriver ce soir même ; car, après s’être amusée de l’arrogance de Gurck, Son Altesse commence à ne pouvoir plus la tolérer.

« Maintenant, Monsieur, que vous êtes au courant, lisez les dernières lettres que Max écrivait, il y a peu de jours, à Son Altesse :

« Sais-tu, ma chère enfant, que l’on cause beaucoup sur ton compte, et que de grands seigneurs, si humbles et si flexibles devant toi aux lumières du bal, tiennent des propos impertinents dans les allées sombres de ton jardin ? Comme ils ont peu de méfiance du pavillon, ils viennent souvent s’asseoir dans l’obscurité sur les bancs qui l’entourent, et, séparé d’eux par les persiennes du petit salon, j’entends leurs fades quolibets. Dieu me préserve de te les répéter et de te nommer les sots qui les inventent ! Si, les croyant tes amis, tu le confiais à eux, mon devoir serait de t’éclairer sur leur compte ; mais je sais le cas que tu fais d’eux tous, et je n’en fais pas plus de leurs discours que toi de leur personne.

« Il faut pourtant que je te fasse part d’une observation qui m’est venue en écoutant gloser sur ton entourage et tes habitudes. On dit que tes secrétaires intimes, tes écuyers et tes pages sont tes amants. Eh bien ! moi, j’ai bien autre chose à te reprocher, à propos de tes écuyers et de tes pages ! je trouve que tu ne les traites pas assez comme des hommes. Tu les choisis beaux et bien faits, et tu ne mettrais pas plus de soin à acheter un cheval qu’à enrôler un serviteur. Tu leur donnes des fonctions et des habits d’homme, mais tu leur fais jouer un rôle de lévrier ; ils courent devant toi ou dorment à tes pieds comme de vrais petits chiens, et tu n’y fais pas plus attention que s’ils n’étaient pas de la même espèce que toi et moi.

« Cela n’est pas bien, ma chère femme. Tu n’es pas orgueilleuse, je le sais ; tu n’agis ainsi que par simplicité et par étourderie. Mais tu es imprudente et cruelle peut-être sans le savoir. Songes-tu bien que ces hommes-là sont jeunes, qu’ils sont capables d’ambition et d’amour ? Si, dans l’espérance d’atteindre à une condition plus élevée, ils supportent le ridicule de leur condition présente, voilà des gens que tu avilis ou que tu aides au moins à s’avilir eux-mêmes. Si c’est par affection pour toi qu’ils se soumettent à tous tes petits caprices, songes-tu bien qu’il faut reconnaître cette affection par la tienne ou passer pour ingrate ? Tu es douce envers eux, je le sais, tu ne les humilies ni par tes paroles ni par tes manières. Tu les combles de présents, et tu flattes tous leurs goûts avec prodigalité. Ils doivent t’adorer, Quintilia ; car je sais combien tu mets de délicatesse et de grâce dans toutes tes relations. Mais ne pense pas que ce soit assez pour les rendre heureux, s’ils te chérissent comme ils le doivent. Tes douces paroles et tes aimables sourires, s’ils ont un peu de sérieux dans l’esprit et de fierté dans l’âme, ne peuvent les consoler de la continuelle mascarade à laquelle tu les condamnes. Tu exposes leur cœur à bien des dangers ; ils sont jeunes, imprévoyants, avantageux peut-être ; tu les attires vers toi, tu les admets à ton intimité, tu leur montres naïvement tout ce caractère extérieur de bonhomie, de gaieté et de folle camaraderie qui ferait tourner la tête à maître Cantharide lui-même si l’amour des insectes ne le retenait au fond du pavillon à l’abri de tes séductions innocentes ; et quand les pauvres fous se sont flattés d’avoir au moins ta confiance, ils s’aperçoivent que tu ne leur as montré que ton vêtement. Ils s’effraient de ne pas connaître le mystère de ta destinée. Ils se demandent si tu es un ange ou un démon, un de ces rochers de glace que le soleil ne fond jamais, ou un de ces torrents fougueux qui tombent à grand bruit, dévastant tout ce qui s’oppose à leur course fantasque et terrible. Alors, Quintilia, ces hommes, s’ils sont méchants, deviennent tes ennemis. C’est là le moindre inconvénient à mes yeux ; tes ennemis n’existent pas pour moi. Mais si ces hommes sont bons, ils deviennent malheureux. C’est ce qui est arrivé à Saint-Julien. Crois-moi, il t’aime ; que ce soit d’amour ou d’amitié, il t’aime assurément, et il souffre d’être si bien traité et si peu aimé ; car, d’après ce que tu m’as dit de lui, c’est un homme délicat et intelligent. Ne joue pas avec son repos, ma chère amie ; explique-toi avec lui ; si tu as pour lui plus de confiance et d’estime que pour les autres, ne le lui laisse pas ignorer. Si tu n’en fais pas plus de cas que de Galeotto ou de ta chevrette, ne lui laisse pas concevoir des espérances funestes ; car ton cœur est à moi, je le sais, et ma pitié pour les autres ne va pas jusqu’à vouloir partager avec eux, au moins ! »

Réponse :

« Nous nous sommes si peu vus hier soir que je n’ai pas eu le temps de m’expliquer avec toi complètement sur le compte de Saint-Julien. Voici une heure dont je puis disposer pour t’écrire, tandis que Saint-Julien lui-même griffonne autre chose sous ma dictée. Je veux te tirer d’inquiétude à ce sujet, afin de n’avoir plus à te parler ce soir que de toi.

« D’abord il faut que je convienne que j’ai peut-être des torts envers les autres. Je suis bien étourdie et souvent bien égoïste dans mon ennui et dans mes amusements. Cela vient de ce que je vis toujours seule au milieu de tous, n’aimant qu’un souvenir, ne contemplant qu’une forme absente, et ne pouvant partager les impressions de ceux qui vivent à mes côtés. Quand je sors de mes rêveries pour tomber au milieu d’eux dans la réalité, je suis comme une somnambule qui fait des choses bizarres et inattendues dans un état qui n’est ni la veille ni le sommeil. On m’accuse d’être très-fantasque, et vraiment je vois bien que cela est. J’ai mille caprices qui s’évanouissent avant d’être satisfaits. Dans les efforts que je fais pour chasser ma tristesse ou ma joie intérieure, je semble brusque et froide à ceux qui tout à l’heure me trouvaient expansive et douce. J’essaierai de me corriger, je te le promets. Mais j’aurai bien de la peine à être comme tout le monde, à m’apercevoir à toute heure de ce qui se passe autour de moi, à prévoir les inconvénients de chaque chose, à éviter le danger pour moi ou pour autrui. Il en est un que je ne puis jamais craindre, c’est celui d’être distraite de toi ; et cette grande sécurité où je vis pour moi-même, cette confiance que j’ai dans ma force contre tout ce qui n’est pas toi, me rend insensible en apparence aux souffrances des autres. C’est que je ne vois pas, c’est que je ne comprends pas ce qu’ils disent, ce qu’ils font et ce qu’ils pensent ; c’est que je ne sais moi-même ni ce que je dis ni ce que je fais en pensant à toi. Oui, cela est de l’égoïsme. Tu as raison de me gronder, j’aviserai à mieux réfléchir.

« Mais, pour le moment, je crois qu’il y a peu de mal de fait, s’il y en a. Ceux qui pouvaient devenir mes ennemis ou mes victimes sont éloignés. Je n’ai autour de