Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/72

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
67
LE PICCININO.

montée. On ne lui voyait point d’armes ; mais, à coup sûr, il était muni des meilleurs moyens de défense personnelle. Enfin, il avait échangé son manteau de fantaisie contre le manteau classique de laine noire en dessus, blanche en dessous, et il se couvrit la tête de ce capuchon pointu qui donne l’air de moines ou de spectres à toutes ces mystérieuses figures qu’on rencontre sur les chemins de la montagne.

« Allons, dit-il en se regardant à un large miroir penché sur la muraille, je puis me présenter devant une femme sans lui faire peur. Qu’en pensez-vous, Michel-Ange Lavoratori ? »

Et, sans s’inquiéter de l’impression que pourrait produire sur le jeune artiste ce ton de fatuité, il se mit à fermer sa maison avec un soin extrême. Après quoi, il passa gaîment son bras sous celui de Michel, et se prit à marcher si vite, que ses deux compagnons avaient peine à le suivre.

Lorsqu’ils eurent dépassé la hauteur de Nicolosi, Fra-Angelo, s’arrêtant à la bifurcation du sentier, prit congé des deux jeunes gens pour retourner à son monastère, et leur conseilla de ne pas perdre leur temps à le reconduire.

« La permission qui m’est accordée expire dans une demi-heure, dit-il ; j’aurai peut-être, d’ici à peu de temps, bien d’autres permissions à demander, et je ne dois point abuser de celle-ci. Voilà votre route directe pour gagner la villa Palmarosa sans passer par Bel-Passo. Vous n’avez aucun besoin de moi pour être introduits auprès de la princesse. Elle est prévenue, elle vous attend. Tiens, Michel, voici une clé du parc et celle du petit jardin qui touche au casino. Tu connais l’escalier dans le roc ; tu sonneras deux fois, trois fois, et une fois, à la petite grille dorée, tout en haut. Jusque-là, évitez d’être vus, et ne vous laissez suivre par personne. Pour mot de passe, vous direz à la camériste qui vous ouvrira le parterre réservé : Sainte madone de Bel-Passo. Ne te dessaissis pas de ces clés, Michel. Depuis quelques jours, on a changé secrètement toutes les serrures, et on en a mis de si compliquées, qu’à moins de s’adresser à l’ouvrier qui les a livrées, et qui est incorruptible, il sera désormais impossible au Ninfo de s’introduire dans la villa à l’aide de fausses clés…

« Encore un mot, mes enfants. Si quelque événement imprévu vous rendait mon concours pressant, durant la nuit, le Piccinino connaît de reste ma cellule et le moyen de s’introduire dans le couvent.

― Je le crois bien ! dit le Piccinino, quand ils furent éloignés du capucin ; j’ai fait assez d’escapades, la nuit, je suis rentré assez souvent aux approches du jour, pour savoir comment on franchit les murs du monastère de Mal-Passo. Ah çà, mon camarade, nous n’avons plus à ménager les jambes du bon frère Angelo ; nous allons courir un peu sur ce versant, et vous aurez l’obligeance de ne pas rester en arrière, car je ne suis pas d’avis de suivre les chemins tracés. Ce n’est pas mon habitude, et le vol d’oiseau est beaucoup plus sûr et plus expéditif. »

En parlant ainsi, il se lança au milieu des rochers qui descendaient à pic vers le lit du torrent, comme s’il eût voulu s’y précipiter. La nuit était fort claire, comme presque toutes les nuits de ce beau climat. Néanmoins la lune qui commençait à s’élever dans le ciel, et qui projetait de grandes ombres sur les profondeurs, rendait incertain et trompeur l’aspect de ces abîmes. Si Michel n’eût serré de près son guide, il n’eût su absolument comment se diriger à travers des masses de laves et des escarpements qui paraissaient impossibles à franchir. Quoique le Piccinino connût parfaitement les endroits praticables, il y eut quelques passages si dangereux et si difficiles, que, sans la crainte de passer pour un poltron et un maladroit, Michel eût refusé de s’y hasarder. Mais la rivalité d’amour-propre est un stimulant qui décuple les facultés humaines, et, au risque de se tuer vingt fois, le jeune artiste suivit le bandit sans broncher et sans faire la moindre réflexion qui trahît son malaise et sa méfiance.

Nous disons méfiance, parce qu’il crut bientôt s’apercevoir que toute cette peine et cette témérité ne servaient point à abréger le chemin. Ce pouvait être une malice de l’aventurier pour éprouver ses forces, son adresse et son courage, ou une tentative pour lui échapper. Il s’en convainquit presque, lorsque, après une demi-heure de cette course extravagante, et après avoir franchi trois fois les méandres du même torrent, ils se trouvèrent au fond d’un ravin que Michel crut reconnaître pour l’avoir côtoyé par en haut avec le capucin, en se rendant à Nicolosi. Il ne voulut pas en faire la remarque ; mais involontairement, il s’arrêta un instant pour regarder la croix de pierre au pied de laquelle il Destatore s’était brûlé la cervelle, et qui se dessinait au bord du ravin. Puis, cherchant des yeux autour de lui, il reconnut le bloc de lave noire que Fra-Angelo lui avait montré de loin et qui servait de monument funèbre au chef des bandits. Il n’en était qu’à trois pas, et le Piccinino, se dirigeant vers cette roche, venait de s’y arrêter, les bras croisés, dans l’attitude d’un homme qui reprend haleine.

Quelle pouvait être la pensée du Piccinino en faisant ce détour périlleux et inutile, pour passer sur le tombeau de son père ? Pouvait-il ignorer que c’était là le lieu de sa sépulture, ou bien craignait-il moins de marcher sur sa dépouille qu’au pied de la croix, témoin de son suicide ? Michel n’osa l’interroger sur un sujet si pénible et si délicat ; il s’arrêta aussi, garda le silence, et se demanda à lui-même pourquoi il avait éprouvé une si affreuse émotion, lorsque, deux heures auparavant, Fra-Angelo lui avait raconté, en ce lieu même, la fin tragique du Destatore. Il se connaissait assez pour savoir qu’il n’était ni pusillanime, ni superstitieux, et, en ce moment, il se sentit calme et au-dessus de toute vaine frayeur. Il n’éprouvait qu’une sorte de dégoût et d’indignation, à l’aspect du jeune bandit, qui s’était appuyé contre le fatal rocher, et qui battait tranquillement le briquet pour allumer une nouvelle cigarette.

« Savez-vous ce que c’est que cette roche ? lui dit tout à coup l’étrange jeune homme ; et ce qui s’est passé au pied de cette croix qui, d’ici, nous coupe la lune en quatre ?

― Je le sais, répondit Michel froidement, et j’espérais pour vous que vous ne le saviez pas.

― Ah ! vous êtes comme le frère Angelo, vous ? reprit le bandit d’un ton dégagé ; vous êtes étonné que, lorsque je passe par ici, je ne me mette point, les deux genoux en terre, à réciter quelque oremus pour l’âme de mon père ? Pour accomplir cette formalité classique, il faudrait trois croyances que je n’ai point : la première, c’est qu’il y ait un Dieu ; la seconde, que l’homme ait une âme immortelle ; la troisième, que mes prières puissent lui faire le moindre bien, au cas où celle de mon père subirait un châtiment mérité. Vous me trouvez impie, n’est-ce pas ? Je gage que vous l’êtes autant que moi, et que n’était le respect humain et une certaine convenance hypocrite à laquelle tout le monde, même les gens d’esprit, croient devoir se soumettre, vous diriez que j’ai parfaitement raison ?

― Je ne me soumettrai jamais à aucune convenance hypocrite, répondit Michel. J’ai très-sincèrement et très-fermement les trois principes de croyance que vous vous vantez de ne point avoir.

― Ah ! en ce cas, vous avez horreur de mon athéisme ?

― Non ; car je veux croire qu’il est involontaire et de bonne foi, et je n’ai pas le droit de me scandaliser d’une erreur, moi, qui, certes, à beaucoup d’autres égards, n’ai pas l’esprit ouvert à la vérité absolue. Je ne suis pas dévot, pour blâmer et damner ceux qui ne pensent pas comme moi. Pourtant, je vous dirai avec franchise qu’il y a une sorte d’athéisme qui m’épouvante et me repousse : c’est celui du cœur, et je crains que le vôtre ne prenne pas seulement sa source dans une disposition de l’esprit.

― Bien ! bien ! continuez ! dit le Piccinino en s’entourant de bouffées de tabac avec une vivacité insouciante un peu forcée. Vous pensez que je suis un cœur de roche, parce que je ne verse point, dans ce lieu où je repasse forcément tous les jours, et sur cette pierre où je