Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/73

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
68
LE PICCININO.

me suis assis cent fois, des torrents de larmes au souvenir de mon père ?

― Je sais que vous l’avez perdu dans un âge si tendre, que vous ne pouvez connaître le regret de son intimité. Je sais que vous devez être habitué, presque blasé, sur les souvenirs sinistres attachés à ce lieu. Je me dis tout ce qui peut excuser votre indifférence ; mais cela ne justifie point à mes yeux l’espèce de bravade dont vous me donnez, à dessein je crois, le spectacle bizarre. Moi, qui n’ai point connu votre père, et qui n’ai aucun lien de parenté avec lui, il me suffit que mon oncle l’ait beaucoup aimé, et qu’une partie de la vie de ce chef de bandes ait été illustrée par des actes de patriotisme et de bravoure, pour qu’un certain respect s’empare de moi à côté de sa tombe, et pour que je me sente navré et révolté de l’attitude que vous avez en ce moment.

― Maître Michel, dit le Piccinino en jetant brusquement sa cigarette, et en se tournant vers lui avec un geste menaçant, je vous trouve singulier, dans la position où nous sommes vis-à-vis l’un de l’autre, d’oser me faire une pareille réprimande. Vous oubliez, je crois, que je sais vos secrets ; que je suis libre d’être votre ami ou votre ennemi ; enfin, qu’à cette heure, dans cette solitude, à cette place maudite où je ne suis peut-être pas dans mon sang-froid autant que vous le croyez, votre vie est entre mes mains ?

― La seule chose que je puisse craindre ici, répondit Michel avec le plus grand calme, c’est de faire mal à propos le pédagogue. Ce rôle n’irait point à mon âge et à mes goûts. Je vous ferai donc observer que si vous n’aviez provoqué mes réponses avec une sorte d’insistance, je vous aurais dispensé de mes observations. Quant à vos menaces, je ne vous dirai pas que je me crois aussi fort et aussi calme pour me défendre que vous pouvez l’être pour m’attaquer. Je sais que, d’un coup de sifflet, vous pouvez faire sortir un homme armé de derrière chaque rocher qui nous avoisine. Je me suis fié à votre parole, et je ne me suis point armé pour marcher à côté d’un homme qui m’a tendu la main en me disant : Soyons amis. Mais, si mon oncle s’est trompé sur votre loyauté, et si vous m’avez attiré dans un piége, ou même (ce que j’aimerais mieux croire pour votre caractère) si l’effet du lieu où nous sommes trouble votre raison et vous rend furieux, je ne vous en dirai pas moins ma pensée et ne m’abaisserai point à flatter les travers dont vous semblez faire gloire en ma présence. »

Ayant ainsi parlé, Michel ouvrit son manteau pour montrer au bandit qu’il n’avait pas même un couteau sur lui, et s’assit en face du Piccinino en le regardant au visage avec le plus grand sang-froid. C’était la première fois qu’il se trouvait dans une situation à laquelle il n’avait, certes, pas eu le loisir de se préparer, et dont il n’était point sûr de se retirer sans encombre ; car la lune, sortant de derrière la Croce del Destatore, et venant à donner en plein sur la figure du jeune bandit, l’expression féroce et perfide de sa physionomie ne resta plus douteuse pour Michel. Néanmoins, le fils de Pier-Angelo, le neveu du hardi capucin de Bel-Passo, sentit que son cœur était inaccessible à la crainte, et que le premier danger sérieux qui menaçait sa jeune existence le trouvait résolu et fier.

Le Piccinino, se voyant si près de lui et si bien éclairé par la lune, essaya un instant l’effet terrifiant de ses yeux de tigre ; mais, n’ayant pu faire baisser ceux de Michel, et ne découvrant aucun indice de poltronnerie dans sa figure ou dans son attitude, il vint tout à coup s’asseoir à son côté et lui prit la main.

« Décidément, lui dit-il, quoique je m’efforce de te dédaigner et de te haïr, je n’en puis venir à bout ; j’imagine que tu es assez pénétrant pour deviner que j’aimerais mieux te tuer que de te préserver, comme je me suis engagé à le faire. Tu me gênes dans certaines illusions que tu peux fort bien pressentir : tu me frustres dans certaines espérances que je nourrissais et auxquelles je ne suis nullement disposé à renoncer. Mais ce n’est pas seulement ma parole qui me lie, c’est une certaine sympathie dont je ne puis me défendre pour toi. Je mentirais si je te disais que je t’aime, et qu’il m’est agréable de défendre tes jours. Mais je t’estime, et c’est beaucoup. Tiens, tu as bien fait de me répondre ainsi ; car, je puis te l’avouer maintenant, ce lieu m’inspire parfois des accès de frénésie, et j’y ai pris, en mainte occasion décisive, des résolutions terribles. Tu n’y étais pas en sûreté avec moi tout à l’heure, et je ne voudrais pas encore t’y entendre prononcer certain nom. N’y restons donc pas davantage, et prends ce stylet que je t’ai déjà offert. Un Sicilien doit toujours être prêt à s’en servir, et je te trouve bien insensé de marcher ainsi désarmé, dans la situation où tu es.

― Partons, dit Michel en prenant machinalement le poignard du bandit. Mon oncle dit que le temps presse et qu’on nous attend.

― On nous attend ! s’écria le bandit en bondissant sur ses pieds. Tu veux dire qu’on t’attend ! Malédiction ! Je voudrais que cette croix et ce rocher pussent rentrer sous terre tous les deux ! Jeune homme, tu peux croire que je suis athée, et que j’ai le cœur dur ; mais si tu crois que ce cœur est de glace… Tiens, portes-y la main, et sache que le désir et la volonté ont là leur siége aussi bien que dans la tête. »

Il prit violemment la main de Michel et la plaça sur sa poitrine. Elle était soulevée tout entière par des palpitations si violentes, qu’on eût dit qu’elle allait se briser.

Mais, quand ils furent sortis du ravin, et qu’ils eurent laissé derrière eux la Croce del Destatore, le Piccinino se mit à fredonner, d’une voix suave et pure comme l’haleine de la nuit, une chanson en dialecte sicilien dont le refrain était :

« Le vin rend fou, l’amour rend sot, mon nectar c’est le sang des lâches, ma maîtresse c’est ma carabine. »

Après cette sorte de bravade contre lui-même et contre les oreilles des sbires napolitains, qui pouvaient bien se trouver à portée, le Piccinino se mit à parler avec Michel, sur un ton d’aisance et de désintéressement remarquable. Il l’entretint des beaux-arts, de la littérature, de la politique extérieure et des nouvelles du jour avec autant de liberté d’esprit, de politesse et d’élégance, que s’ils eussent été dans un salon ou sur une promenade, et comme s’ils n’eussent eu l’un et l’autre aucune affaire grave à éclaircir, aucune préoccupation émouvante à se communiquer.

Michel reconnut bientôt que le capucin ne lui avait pas exagéré les connaissances variées et les facultés heureuses de son élève. En fait de langues mortes et d’études classiques, Michel était incapable de lui tenir tête, car il n’avait eu, avant d’embrasser la carrière de l’art, ni le moyen ni le loisir d’aller au collége. Le Piccinino, voyant qu’il ne connaissait que les traductions dont il lui citait les textes avec une netteté de mémoire à toute épreuve, se rejeta sur l’histoire, sur la littérature moderne, sur la poésie italienne, sur les romans et sur le théâtre. Quoique Michel eût énormément lu pour son âge, et qu’il eût, comme il le disait lui-même, nettoyé et aiguisé son esprit, à la hâte, en s’assimilant tout ce qui lui était tombé sous la main, il reconnut encore que le paysan de Nicolosi, dans les intervalles de ses expéditions périlleuses, et dans la solitude de son jardin ombragé, avait mis encore mieux que lui le temps à profit. C’était merveille de voir qu’un homme qui ne savait pas marcher avec des bottes et respirer avec une cravate, qui n’était pas descendu à Catane dix fois en sa vie, un homme enfin qui, retiré dans sa montagne, n’avait jamais vu le monde ni fréquenté les beaux esprits, eût acquis, par la lecture, le raisonnement, ou la divination d’un esprit subtil, la connaissance du monde moderne dans ses moindres détails, comme il avait acquis dans le cloître la science du monde ancien. Aucun sujet ne lui était étranger : il avait appris tout seul plusieurs langues vivantes, et il affectait de s’exprimer avec Michel en pur toscan, pour lui montrer que personne à Rome ne le prononçait et ne le parlait avec plus de correction et de mélodie.

Michel prit tant de plaisir à l’écouter et à lui répondre, qu’il oublia un instant la méfiance que lui inspirait à