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LE PICCININO.

la main qui vous a cueillies, quel que soit le sentiment dont vous êtes un gage, mon souffle, embrasé de mauvais désirs, ne vous ternira plus. Si parfois je me replie sur moi-même comme vous, je veux que mon cœur soit aussi pur que vos calices de pourpre ; et s’il saigne, comme vous semblez saigner, je veux que la vertu s’exhale de ma blessure comme le parfum de votre sein. »

Aussitôt après avoir pris ces bonnes résolutions, que vint charmer un rayon de poésie, le jeune Michel acheva sa toilette sans vaine complaisance, et courut rejoindre son père, qui déjà travaillait à broyer des couleurs pour aller faire des raccords de peinture à divers endroits de la villa Palmarosa, endommagés par les lustres et les guirlandes du bal.

« Tiens, lui dit le bonhomme en lui présentant une grosse bourse de soie de Tunis toute pleine d’or, voici le salaire de ton beau plafond.

― C’est la moitié trop, dit Michel en regardant la bourse ingénieusement brodée et nuancée, avec plus d’intérêt que les onces qu’elle contenait. Notre dette envers la princesse ne serait pas acquittée, et je veux qu’elle le soit aujourd’hui même.

― Elle l’est, mon enfant.

― C’est donc sur votre salaire et non sur le mien ? Car, si je sais évaluer le contenu d’une bourse, il y a là plus que je n’entends accepter. Mon père, je ne veux pas que vous ayez travaillé pour moi. Non, je le jure sur vos cheveux blancs, jamais plus vous ne travaillerez pour votre fils, car c’est à son tour de travailler pour vous. Je n’entends pas non plus accepter l’aumône de madame Agathe ; c’est bien assez de protection et de bonté comme cela !

― Tu me connais assez, répondit Pier-Angelo en souriant, pour penser que, loin d’empêcher ta fierté et tes pieux sentiments, je les encouragerai toujours. Crois-moi donc ; accepte cet or. Il est bien à toi ; il ne me coûte rien, et celle qui te le donne est libre d’évaluer comme elle l’entend le mérite de ton travail. C’est la différence qu’il y aura toujours entre ton père et toi, Michel. Il n’y a point de prix fait pour les artistes. Un jour d’inspiration leur suffit pour être riches. Beaucoup de peine ne nous suffit pas, à nous autres ouvriers, pour sortir de la pauvreté. Mais Dieu, qui est bon, a établi des compensations. L’artiste conçoit et enfante ses œuvres dans la douleur. L’artisan exécute sa tâche au milieu des chansons et des rires. Moi, qui suis habitué à cela, je n’échangerais pas ma profession contre la tienne.

― Laissez-moi du moins retirer de la mienne le bonheur qu’elle peut me donner, répondit Michel. Prenez cette bourse, mon père, et qu’il n’en soit jamais rien distrait pour mon usage. C’est la dot de ma sœur, c’est l’intérêt de l’argent qu’elle m’a prêté lorsque j’étais à Rome ; et si je ne gagne jamais de quoi la faire plus riche, que, du moins, elle profite de mon jour de succès. Ô mon père ! s’écria-t-il avec des yeux pleins de larmes, en voyant que Pier-Angelo ne voulait point accepter son sacrifice, ne me refusez pas, vous me briseriez le cœur ! Votre tendresse aveugle a failli corrompre mon caractère. Aidez-moi à sortir de la condition d’égoïste que vous vouliez me faire accepter. Encouragez mes bons mouvements, au lieu de m’en ôter le fruit. Celui-ci n’est que trop tardif.

― C’est vrai, enfant, je le devrais, dit Pier-Angelo attendri ; mais songe qu’ici ce n’est point un vulgaire sacrifice d’argent que tu veux faire. S’il s’agissait de te retrancher quelques plaisirs, ce serait peu de chose et je n’hésiterais pas. Mais c’est ton avenir d’artiste, c’est la culture de ton intelligence, c’est la flamme même de ta vie qui sont là, contenus dans ce petit réseau de soie ! C’est un an d’études à Rome ! Et qui sait quand tu pourras en gagner autant ? La princesse ne donnera plus de bals, peut-être. Les autres nobles ne sont ni si riches, ni si généreux. De telles occasions ne se rencontrent pas souvent, et peuvent même ne pas se rencontrer deux fois. Je me fais vieux, je peux tomber demain de mon échelle et m’estropier ; avec quoi reprendrais-tu la vie d’artiste ? Tu n’es donc pas effrayé à l’idée que, pour le plaisir de donner une dot à ta sœur, tu t’exposes à redevenir artisan et à rester artisan toute ta vie ?

― Soit ! s’écria Michel ; cela ne me fait plus peur, mon père. J’ai réfléchi ; je trouve autant d’honneur et de plaisir à être ouvrier qu’à être riche et fier. J’aime la Sicile, moi ! n’est-ce pas ma patrie ? Je ne veux plus quitter ma sœur. Elle a besoin d’un protecteur jusqu’à ce qu’elle se marie, et je veux qu’elle puisse choisir sans se hâter. Vous êtes vieux, dites-vous ! vous pouvez être estropié demain ? Eh bien donc ! qui vous soignerait, qui vous nourrirait, qui vous consolerait si j’étais absent ? Est-ce que ma sœur pourra y suffire, lorsqu’elle sera mère de famille ? Un gendre ? mais pourquoi laisserais-je à un autre le soin de remplir mes devoirs ? Pourquoi me volerait-il mon bonheur et ma gloire ? car c’est là que je les veux placer désormais, et mes chimères ont fait place à la vérité. Vois, bon père, ne suis-je pas gai aussi ce matin ? Veux-tu que je fasse la seconde partie de la chanson que tu disais tout à l’heure ? Me trouves-tu l’air désespéré d’un homme qui se sacrifie ? Tu ne m’aimes donc pas, que tu refuses d’être mon patron ?

― Eh bien, répondit Pier-Angelo en le regardant avec des yeux clairs et avec un tremblotement de mains qui trahissait une émotion particulière : vous êtes un homme de cœur, vous ! et je ne regretterai jamais ce que j’ai fait pour vous ! »

En parlant ainsi, Pier-Angelo ôta son bonnet et découvrit sa tête chauve en se tenant droit, dans l’attitude à la fois respectueuse et fière d’un vieux soldat devant son jeune officier. C’était la première fois de sa vie qu’il disait vous à Michel, et cette locution, qui eût paru froideur et mécontentement dans la bouche d’un autre père, prit dans la sienne une étrange expression de tendresse et de majesté. Il sembla au jeune peintre qu’il venait enfin d’être salué homme par son père, et que ce vous, cette tête découverte et ces trois paroles calmes et graves, le récompensaient et l’honoraient plus que l’éloquence d’un éloge académique.

Pendant qu’ils se mettaient au travail ensemble, Mila s’occupait à préparer leur déjeuner. Elle allait et venait toujours, mais elle passait plus souvent que de besoin par la galerie dont nous avons déjà parlé. Il y avait à cela une raison secrète. La chambre de Magnani, qui n’était, à vrai dire, qu’une pauvre soupente avec une fenêtre sans vitres (la chaleur du climat ne rendant pas ce luxe nécessaire aux gens bien portants), se trouvait enfoncée sous l’angle de la maison qu’avoisinait cette galerie, et, de la balustrade, en se penchant un peu, on pouvait causer avec la personne qui se serait placée à la lucarne de cette demeure modeste. Magnani n’était pas dans sa chambre ; il n’y passait que la nuit, et, dès le jour, il allait travailler dehors ou sur la galerie qui faisait face à celle où Mila s’asseyait souvent pour travailler aussi. C’est de là qu’elle le voyait sans le regarder, durant des heures entières, et ne perdait pas un seul de ses mouvements, bien qu’elle n’eût pas l’air de quitter des yeux son ouvrage.

Mais, ce matin-là, elle passa et repassa en vain ; il n’était point sur la galerie, bien qu’il lui eût promis, ainsi qu’à la princesse, de ne pas sortir. S’était-il laissé vaincre par le sommeil, après deux nuits blanches ? Cela n’était point conforme à ses habitudes de volonté stoïque et de vigueur à toute épreuve. Sans doute il déjeunait avec ses parents. Pourtant Mila, qui s’était arrêtée plus d’une fois pour écouter les voix bruyantes de la famille Magnani, n’avait pas distingué le timbre grave et mâle qu’elle connaissait si bien.

Elle regarda la fenêtre de sa soupente. La chambre était vide et obscure comme de coutume. Magnani n’avait pas, comme Michel, des habitudes de bien-être, et il s’était à jamais interdit tout besoin d’élégance. Tandis que, dans la prévision de la mort du cardinal et de l’arrivée du jeune peintre, Pier-Angelo et sa fille avaient préparé à l’avance, pour cet enfant bien-aimé, une mansarde propre, blanche, aérée, et garnie des meilleurs meubles qu’ils avaient pu retrancher de leur propre ameublement, Magnani dormait sur une natte jetée à