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LE PICCININO.

terre, auprès de sa fenêtre, pour profiter du peu d’air que cette lucarne, enfoncée entre deux pans de mur, pouvait recevoir. Le seul embellissement qu’il se fût permis d’y introduire, c’était une caisse étroite qu’il avait placée sur le rebord extérieur de cette croisée étroite et béante, et dans laquelle il avait semé de beaux liserons blancs qui l’encadraient d’une fraîche guirlande.

Il les arrosait tous les jours ; mais, depuis quarante-huit heures, il avait été si occupé qu’il les avait oubliés ; les jolies clochettes blanches s’étaient fermées et retombaient languissamment sur leur feuillage demi-flétri.

Mila, en portant légèrement une de ses amphores de grès sur sa tête, à laquelle une énorme natte de cheveux trois fois roulée en couronne servait de coussinet, observa que les liserons de son voisin mouraient de soif ; c’eût été un prétexte pour lui parler s’il eût été quelque part aux alentours ; mais il n’y avait personne dans ce coin retiré et abrité. Mila essaya d’allonger le bras par-dessus la balustrade pour donner quelques gouttes d’eau à ces pauvres plantes. Mais son bras fut trop court, et l’aiguière n’atteignait pas la caisse. Les enfants n’aiment point l’impossible, et ce qu’ils ont entrepris ils le poursuivent au péril de la vie. Combien de fois n’avons-nous pas grimpé sur une fenêtre pour atteindre au nid de l’hirondelle et compter, du bout des doigts, les petits œufs tièdes sur leur couche de duvet ?

La petite Mila avisa une grosse branche de vigne qui faisait cordon le long de la muraille et venait s’accrocher à la balustrade de la galerie. Enjamber la balustrade et marcher sur la branche ne lui parut pas bien difficile. Elle atteignit ainsi à la lucarne. Mais, comme elle élevait son beau bras nu pour arroser le liseron, une forte main saisit son poignet délicat, et une figure brune, où le sourire faisait briller de larges dents blanches, se pencha vers la sienne.

Magnani ne voulant ni dormir, ni paraître observer ce qui se passait dans la maison, conformément aux ordres d’Agathe, s’était couché sur sa natte pour reposer ses membres fatigués. Mais il avait l’esprit et les yeux bien ouverts, et, à tout hasard, il s’était emparé de ce bras furtif, dont l’ombre avait passé sur son visage.

« Laissez, Magnani, dit la jeune fille, plus émue de cette rencontre que du danger qu’elle pouvait courir ; vous allez me faire tomber ! cette vigne plie sous moi.

― Vous faire tomber, chère enfant ! répondit le jeune homme en passant un bras vigoureux autour de sa taille. À moins qu’on ne coupe ce bras, et l’autre ensuite, vous ne tomberez jamais !

― Jamais, c’est beaucoup dire, car j’aime à grimper, et vous ne serez pas partout avec moi.

― Heureux celui qui sera toujours et partout avec toi, belle petite Mila !… Mais que venez-vous faire ici avec les oiseaux ?

― Je voyais de ma fenêtre que cette belle plante avait soif. Tenez, elle penche sa jolie tête, et les feuilles languissent. Je ne vous croyais pas ici, et je venais donner à boire à ces pauvres racines. Voici l’aiguière. Vous me la rapporterez tantôt. Je retourne à mon ouvrage.

― Déjà ! Mila ?

― D’autant plus que je suis fort mal à l’aise ainsi perchée. J’en ai assez. Lâchez-moi, que je m’en retourne par où je suis venue.

― Non, non, c’est trop dangereux. La vigne plie toujours, et mes bras ne sont pas assez longs pour vous soutenir jusqu’à la galerie. Laissez-moi vous attirer jusqu’ici, Mila, et vous passerez par ma chambre pour vous en aller.

― Cela ne se peut pas, Magnani ; les voisins diraient du mal de moi s’ils me voyaient entrer dans votre chambre par la fenêtre ou par la porte.

― Eh bien, restez là, tenez-vous bien ; je vais sauter par la fenêtre pour vous aider ensuite à descendre. »

Mais il était trop tard : la vigne plia brusquement ; Mila fit un cri, et si Magnani ne l’eût saisie dans ses deux bras et assise sur le bord de sa croisée, en brisant un peu ses chers liserons, elle serait tombée de dix pieds de haut.

« Maintenant, lui dit-il, petite imprudente, vous ne pouvez plus vous en retourner que par ma chambre. Entrez-y bien vite, car j’entends marcher sous la galerie, et personne encore ne vous a vue. »

Il l’attira vivement dans sa pauvre demeure, et elle se dirigeait aussi vite vers la porte qu’elle était entrée par la fenêtre, lorsqu’en jetant un regard par cette porte entr’ouverte, elle vit que celle du voisin, le cordonnier, qui demeurait sur le même palier, était ouverte toute grande, et que le cordonnier en personne, le plus médisant de tous les voisins, était là, travaillant et chantant, si bien qu’il était impossible de passer devant lui sans s’exposer à ses quolibets désagréables.

XXXIII.

LA BAGUE.

« Voilà ! dit la jeune fille en refermant la porte avec un peu de dépit, le malin esprit m’en veut ! C’est assez que j’aie eu la fantaisie d’arroser une pauvre fleur, pour que je risque d’être déchirée par les mauvaises langues et grondée par mon père !… et surtout par Michel, qui est si taquin avec moi !

― Cher enfant, dit Magnani, on n’oserait parler de vous comme on parle des autres ; vous êtes si différente de toutes les jeunes filles du faubourg ! On vous aime et on vous respecte comme aucune d’elles ne le sera jamais. D’ailleurs, puisque c’est à cause de moi… ou plutôt seulement à cause de mes fleurs, que vous courez ce risque… soyez tranquille… Malheur à qui oserait en médire !

― N’importe, je n’oserai jamais passer devant ce maudit cordonnier.

― Et vous ferez bien. L’heure de son repas est venue. Sa femme l’a déjà appelé deux fois. Il va s’en aller. Attendez ici quelques instants, une minute peut-être… D’autant plus que je voudrais bien vous dire un mot, Mila.

― Et qu’avez-vous à me dire ? » répondit-elle en s’asseyant sur une chaise qu’il lui offrait, et qui était la seule de l’appartement. Elle tremblait d’une violente émotion intérieure, mais elle affectait un air dégagé que semblait lui imposer la circonstance. Ce n’est pas qu’elle eût peur de Magnani ; elle le connaissait trop pour craindre qu’il prît avantage du tête-à-tête ; mais elle craignait, plus que jamais, qu’il ne devinât le secret de son cœur.

« Je ne sais pas trop ce que j’ai à vous dire, reprit Magnani un peu troublé. Il me semblait que ce serait à vous de me dire quelque chose ?

― Moi ! s’écria la fière Mila en se levant : je n’ai rien à vous dire, je vous jure, signor Magnani ! »

Et elle allait sortir, préférant les propos du voisinage au danger d’être devinée par celui qu’elle aimait, lorsque Magnani, surpris de son mouvement, et remarquant sa rougeur subite, commença à pressentir la vérité.

« Chère Mila, lui dit-il en se plaçant devant la porte, un moment de patience, je vous en supplie ; ne vous exposez pas aux regards et ne vous fâchez pas contre moi, si je vous retiens un instant. Les conséquences d’un pur hasard peuvent être bien graves pour un homme résolu à tuer ou être tué pour défendre l’honneur d’une femme.

― En ce cas, ne parlez pas si haut, dit Mila, frappée de l’expression de Magnani ; car ce cordonnier de malheur pourrait nous entendre. Je sais bien, dit-elle en se laissant ramener à sa chaise, que vous êtes brave et généreux, et que vous feriez pour moi ce que vous feriez pour une de vos sœurs. Mais, moi, je ne me soucie pas que cela arrive, car vous n’êtes pas mon frère, et vous ne me justifieriez pas en prenant mon parti. On n’en dirait que plus de mal de moi, ou bien nous serions forcés de nous marier ensemble, ce qui ne ferait plaisir ni à vous ni à moi. »

Magnani examina les yeux noirs de Mila, et les voyant