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LA PETITE FADETTE.

ne lui dirai rien ; il m’en voudrait d’avoir surpris ce qu’il n’a pas voulu me confier. Je souffrirai tout seul, pendant qu’il se réjouira d’être débarrassé de moi.

Sylvinet fit comme il se promettait, et même il le poussa plus loin qu’il n’était besoin, car non-seulement il ne chercha plus à retenir son frère auprès de lui, mais encore, pour ne le point gêner, il quittait le premier la maison et allait rêvasser tout seul dans son ouche, ne voulant point aller dans la campagne : parce que, pensait-il, si je venais à y rencontrer Landry, il imaginerait que je l’épie et me ferait bien voir que je le dérange.

Et peu à peu son ancien chagrin, dont il s’était quasiment guéri, lui revint si lourd et si obstiné qu’on ne tarda pas à le voir sur sa figure. Sa mère l’entreprit doucement ; mais, comme il avait honte, à dix-huit ans, d’avoir les mêmes faiblesses d’esprit qu’il avait eues à quinze, il ne voulut jamais confesser ce qui le rongeait.

Ce fut ce qui le sauva de la maladie ; car le bon Dieu n’abandonne que ceux qui s’abandonnent eux-mêmes, et celui qui a le courage de renfermer sa peine est plus fort contre elle que celui qui s’en plaint. Le pauvre besson prit comme une habitude d’être triste et pâle ; il eut, de temps en temps, un ou deux accès de fièvre, et, tout en grandissant toujours un peu, il resta assez délicat et mince de sa personne. Il n’était pas bien soutenu à l’ouvrage, et ce n’était point sa faute, car il savait que le travail lui était bon ; et c’était bien assez d’ennuyer son père par sa tristesse, il ne voulait pas le fâcher et lui faire tort par sa lâcheté. Il se mettait donc à l’ouvrage, et travaillait de colère contre lui-même. Aussi en prenait-il souvent plus qu’il ne pouvait en supporter ; et le lendemain il était si las qu’il ne pouvait plus rien faire.

— Ce ne sera jamais un fort ouvrier, disait le père Barbeau ; mais il fait ce qu’il peut, et quand il peut, il ne s’épargne même pas assez. C’est pourquoi je ne veux point le mettre chez les autres ; car, par la crainte qu’il a des reproches et le peu de forces que Dieu lui a données, il se tuerait bien vite, et j’aurais à me le reprocher toute ma vie.

La mère Barbeau goûtait fort ces raisons-là et faisait tout son possible pour égayer Sylvinet. Elle consulta plusieurs médecins sur sa santé, et ils lui dirent, les uns qu’il fallait le ménager beaucoup, et ne plus lui faire boire que du lait, parce qu’il était faible ; les autres, qu’il fallait le faire travailler beaucoup et lui donner du bon vin, parce qu’étant faible, il avait besoin de se fortifier. Et la mère Barbeau ne savait lequel écouter, ce qui arrive toujours quand on prend plusieurs avis.

Heureusement que, dans le doute, elle n’en suivit aucun, et que Sylvinet marcha dans la route que le bon Dieu lui avait ouverte, sans y rencontrer de quoi le faire verser à droite ou à gauche, et il traîna son petit mal, sans être trop foulé, jusqu’au moment où les amours de Landry firent un éclat, et où Sylvinet vit augmenter sa peine de toute celle qui fut faite à son frère.

XXVIII.

Ce fut la Madelon qui découvrit le pot aux roses ; et, si elle le fit sans malice, encore en tira-t-elle un mauvais parti. Elle s’était bien consolée de Landry, et, n’ayant pas perdu beaucoup de temps à l’aimer, elle n’en avait guère demandé pour l’oublier. Cependant il lui était resté sur le cœur une petite rancune qui n’attendait que l’occasion pour se faire sentir, tant il est vrai que le dépit chez les femmes dure plus que le regret.

Voici comment la chose arriva. La belle Madelon, qui était renommée pour son air sage et pour ses manières fières avec les garçons, était cependant très-coquette en dessous, et pas moitié si raisonnable ni si fidèle dans ses amitiés que le pauvre grelot, dont on avait si mal parlé et si mal auguré. Adonc la Madelon avait déjà eu deux amoureux, sans compter Landry, et elle se prononçait pour un troisième, qui était son cousin, le fils cadet au père Caillaud de la Priche. Elle se prononça si bien qu’étant surveillée par le dernier à qui elle avait donné de l’espérance, et craignant qu’il ne fît un éclat, ne sachant où se cacher pour causer à loisir avec le nouveau, elle se laissa persuader par celui-ci d’aller babiller dans le colombier où justement Landry avait d’honnêtes rendez-vous avec la petite Fadette.

Cadet Caillaud avait bien cherché la clef de ce colombier, et ne l’avait point trouvée parce qu’elle était toujours dans la poche de Landry ; et il n’avait osé la demander à personne, parce qu’il n’avait pas de bonnes raisons pour en expliquer la demande. Si bien que personne, hormis Landry, ne s’inquiétait de savoir où elle était. Cadet Caillaud, songeant qu’elle était perdue, ou que son père la tenait dans son trousseau, ne se gêna point pour enfoncer la porte. Mais, le jour où il le fit, Landry et Fadette se trouvaient là, et ces quatre amoureux se trouvèrent bien penauds en se voyant les uns les autres. C’est ce qui les engagea tous également à se taire et à ne rien ébruiter.

Mais la Madelon eut comme un retour de jalousie et de colère, en voyant Landry, qui était devenu un des plus beaux garçons du pays et des plus estimés, garder, depuis la Saint-Andoche, une si belle fidélité à la petite Fadette, et elle forma la résolution de s’en venger. Pour cela, sans en rien confier à Cadet Caillaud, qui était honnête homme et ne s’y fût point prêté, elle se fit aider d’une ou deux jeunes fillettes de ses amies lesquelles, un peu dépitées aussi du mépris que Landry paraissait faire d’elles en ne les priant plus jamais à danser, se mirent à surveiller si bien la petite Fadette, qu’il ne leur fallut pas grand temps pour s’assurer de son amitié avec Landry. Et sitôt qu’elles les eurent épiés et vus une ou deux fois ensemble, elles en firent grand bruit dans tout le pays, disant à qui voulait les écouter, et Dieu sait si la médisance manque d’oreilles pour se faire entendre et de langues pour se faire répéter, que Landry avait fait une mauvaise connaissance dans la personne de la petite Fadette.

Alors toute la jeunesse femelle s’en mêla, car lorsqu’un garçon de belle mine et de bon avoir s’occupe d’une personne, c’est comme une injure à toutes les autres, et si l’on peut trouver à mordre sur cette personne-là, on ne s’en fait pas faute. On peut dire aussi que, quand une méchanceté est exploitée par les femmes, elle va vite et loin. Aussi, quinze jours après l’aventure de la tour à Jacot, sans qu’il fût question de la tour, ni de Madelon, qui avait eu bien soin de ne pas se mettre en avant, et qui feignait même d’apprendre comme une nouvelle ce qu’elle avait dévoilé la première à la sourdine, tout le monde savait, petits et grands, vieilles et jeunes, les amours de Landry le besson avec Fanchon le grelet.

Et le bruit en vint jusqu’aux oreilles de la mère Barbeau, qui s’en affligea beaucoup et n’en voulut point parler à son homme. Mais le père Barbeau l’apprit d’autre part, et Sylvain, qui avait bien discrètement gardé le secret de son frère, eut le chagrin de voir que tout le monde le savait.

Or, un soir que Landry songeait à quitter la Bessonnière de bonne heure, comme il avait coutume de faire, son père lui dit, en présence de sa mère, de sa sœur aînée et de son besson : — Ne sois pas si hâteux de nous quitter, Landry, car j’ai à te parler ; mais j’attends que ton parrain soit ici, car c’est devant ceux de la famille qui s’intéressent le plus à ton sort, que je veux te demander une explication.

Et quand le parrain, qui était l’oncle Landriche, fut arrivé, le père Barbeau parla en cette manière :

— Ce que j’ai à te dire te donnera un peu de honte, mon Landry ; aussi n’est-ce pas sans un peu de honte moi-même, et sans beaucoup de regret, que je me vois obligé de te confesser devant ta famille. Mais j’espère que cette honte te sera salutaire et te guérira d’une fantaisie qui pourrait te porter préjudice.

Il paraît que tu as fait une connaissance qui date de la dernière Saint-Andoche, il y aura prochainement un an. On m’en a parlé dès le premier jour, car c’était une chose imaginante que de te voir danser tout un jour de fête avec la fille la plus laide, la plus malpropre et la plus mal famée de notre pays. Je n’ai pas voulu y prêter