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LA PETITE FADETTE.

attention, pensant que tu en avais fait un amusement, et je n’approuvais pas précisément la chose, parce que, s’il ne faut pas fréquenter les mauvaises gens, encore ne faut-il pas augmenter leur humiliation et le malheur qu’ils ont d’être haïssables à tout le monde. J’avais négligé de t’en parler, pensant, à te voir triste le lendemain, que tu t’en faisais reproche à toi-même et que tu n’y retournerais plus. Mais voilà que, depuis une semaine environ, j’entends bien dire autre chose, et, encore que ce soit par des personnes dignes de foi, je ne veux point m’y fier, à moins que tu ne me le confirmes. Si je t’ai fait tort en te soupçonnant, tu ne l’imputeras qu’à l’intérêt que je te porte et au devoir que j’ai de surveiller ta conduite : car, si la chose est une fausseté, tu me feras grand plaisir en me donnant ta parole et en me faisant connaître qu’on t’a desservi à tort dans mon opinion.

— Mon père, dit Landry, voulez-vous bien me dire de quoi vous m’accusez, et je vous répondrai selon la vérité et le respect que je vous dois.

— On t’accuse, Landry, je crois te l’avoir suffisamment donné à entendre, d’avoir un commerce malhonnête avec la petite fille de la mère Fadet, qui est une assez mauvaise femme ; sans compter que la propre mère de cette malheureuse fille a vilainement quitté son mari, ses enfants et son pays pour suivre les soldats. On t’accuse de te promener de tous les côtés avec la petite Fadette, ce qui me ferait craindre de te voir engagé par elle dans de mauvaises amours, dont toute ta vie tu pourrais avoir à te repentir. Entends-tu, à la fin ?

— J’entends bien, mon cher père, répondit Landry, et souffrez-moi encore une question avant que je vous réponde. Est-ce à cause de sa famille, ou seulement à cause d’elle-même, que vous regardez la Fanchon Fadette comme une mauvaise connaissance pour moi ?

— C’est sans doute à cause de l’une et de l’autre, reprit le père Barbeau avec un peu plus de sévérité qu’il n’en avait mis au commencement ; car il s’était attendu à trouver Landry bien penaud, et il le trouvait tranquille et comme résolu à tout. C’est d’abord, fit-il, qu’une mauvaise parenté est une vilaine tache, et que jamais une famille estimée et honorée comme est la mienne ne voudrait faire alliance avec la famille Fadet. C’est ensuite que la petite Fadet, par elle-même, n’inspire d’estime et de confiance à personne. Nous l’avons vue s’élever et nous savons tous ce qu’elle vaut. J’ai bien entendu dire, et je reconnais pour l’avoir vu deux ou trois fois, que, depuis un an, elle se tient mieux, ne court plus avec les petits garçons et ne parle mal à personne. Tu vois que je ne veux pas m’écarter de la justice ; mais cela ne me suffit pas pour croire qu’une enfant qui a été si mal élevée puisse jamais faire une honnête femme, et connaissant la grand’mère comme je l’ai connue, j’ai tout lieu de craindre qu’il n’y ait là une intrigue montée pour te soutirer des promesses et te causer de la honte ou de l’embarras. On m’a même dit que la petite était enceinte, ce que je ne veux point croire à la légère, mais ce qui me peinerait beaucoup, parce que la chose te serait attribuée et reprochée, et pourrait finir par un procès et du scandale.

Landry, qui, dès le premier mot, s’était bien promis d’être prudent et de s’expliquer avec douceur, perdit patience. Il devint rouge comme le feu, et, se levant : — Mon père, dit-il, ceux qui vous ont dit cela ont menti comme des chiens. Ils ont fait une telle insulte à Fanchon Fadet, que, si je les tenais là, il faudrait qu’ils eussent à se dédire ou à se battre avec moi, jusqu’à ce qu’il en restât un de nous par terre. Dites-leur qu’ils sont des lâches et des païens ; et qu’ils viennent donc me le dire en face, ce qu’ils vous ont insinué en traîtres, et nous en aurons beau jeu !

— Ne te fâche pas comme cela, Landry, dit Sylvinet tout abattu de chagrin : mon père ne t’accuse point d’avoir fait du tort à cette fille ; mais il craint qu’elle ne se soit mise dans l’embarras avec d’autres, et qu’elle ne veuille faire croire, en se promenant de jour et de nuit avec toi, que c’est à toi de lui donner une réparation.

XXIX.

La voix de son besson adoucit un peu Landry ; mais les paroles qu’il disait ne purent passer sans qu’il les relevât.

— Frère, dit-il, tu n’entends rien à tout cela. Tu as toujours été prévenu contre la petite Fadette, et tu ne la connais point. Je m’inquiète bien peu de ce qu’on peut dire de moi ; mais je ne souffrirai point ce qu’on dit contre elle, et je veux que mon père et ma mère sachent de moi, pour se tranquilliser, qu’il n’y a point sur la terre deux filles aussi honnêtes, aussi sages, aussi bonnes, aussi désintéressées que cette fille-là. Si elle a le malheur d’être mal apparentée, elle en a d’autant plus de mérite à être ce qu’elle est, et je n’aurais jamais cru que des âmes chrétiennes pussent lui reprocher le malheur de sa naissance.

— Vous avez l’air vous-même de me faire un reproche, Landry, dit le père Barbeau en se levant aussi, pour lui montrer qu’il ne souffrirait pas que la chose allât plus loin entre eux. Je vois, à votre dépit, que vous en tenez pour cette Fadette plus que je n’aurais souhaité. Puisque vous n’en avez ni honte ni regret, nous n’en parlerons plus. J’aviserai à ce que je dois faire pour vous prévenir d’une étourderie de jeunesse. À cette heure, vous devez retourner chez vos maîtres.

— Vous ne vous quitterez pas comme ça, dit Sylvinet en retenant son frère, qui commençait à s’en aller. Mon père, voilà Landry qui a tant de chagrin de vous avoir déplu qu’il ne peut rien dire. Donnez-lui son pardon et l’embrassez, car il s’en va pleurer à nuitée, et il serait trop puni par votre mécontentement.

Sylvinet pleurait, la mère Barbeau pleurait aussi, et aussi la sœur aînée, et l’oncle Landriche. Il n’y avait que le père Barbeau et Landry qui eussent les yeux secs ; mais ils avaient le cœur bien gros, et on les fit s’embrasser. Le père n’exigea aucune promesse, sachant bien que, dans les cas d’amour, ces promesses-là sont chanceuses, et ne voulant point compromettre son autorité ; mais il fit comprendre à Landry que ce n’était point fini et qu’il y reviendrait. Landry s’en alla courroucé et désolé. Sylvinet eût bien voulu le suivre ; mais il n’osa, à cause qu’il présumait bien qu’il allait faire part de son chagrin à la Fadette, et il se coucha si triste que, de toute la nuit, il ne fit que soupirer et rêver de malheur dans la famille.

Landry s’en alla frapper à la porte de la petite Fadette. La mère Fadet était devenue si sourde qu’une fois endormie rien ne l’éveillait, et depuis quelque temps Landry, se voyant découvert, ne pouvait causer avec Fanchon que le soir dans la chambre où dormaient la vieille et le petit Jeanet ; et là encore, il risquait gros, car la vieille sorcière ne pouvait pas le souffrir et l’eût fait sortir avec des coups de balai bien plutôt qu’avec des compliments. Landry raconta sa peine à la petite Fadette, et la trouva grandement soumise et courageuse. D’abord elle essaya de lui persuader qu’il ferait bien, dans son intérêt à lui, de reprendre son amitié et de ne plus penser à elle. Mais quand elle vit qu’il s’affligeait et se révoltait de plus en plus, elle l’engagea à l’obéissance en lui donnant à espérer du temps à venir.

— Écoute, Landry, lui dit-elle, j’avais toujours eu prévoyance de ce qui nous arrive, et j’ai souvent songé à ce que nous ferions, le cas échéant. Ton père n’a point de tort, et je ne lui en veux pas ; car c’est par grande amitié pour toi qu’il craint de te voir épris d’une personne aussi peu méritante que je le suis. Je lui pardonne donc un peu de fierté et d’injustice à mon endroit ; car nous ne pouvons pas disconvenir que ma première petite jeunesse a été folle, et toi-même me l’as reproché le jour où tu as commencé à m’aimer. Si, depuis un an, je me suis corrigée de mes défauts, ce n’est pas assez de temps pour qu’il y prenne confiance, comme il te l’a dit aujourd’hui. Il faut donc que le temps passe encore là-dessus, et, peu à peu, les préventions qu’on avait contre moi s’en iront, les vilains mensonges qu’on fait à présent tomberont d’eux-mêmes. Ton père et ta mère verront bien que je suis sage