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ANDRÉ

pouvant pas imaginer de plus grand sacrifice pour soulager son fils que l’abjuration momentanée de son autorité, il se penchait sur lui, et, lui parlant comme à un enfant, il lui promettait de lui laisser aimer et épouser Geneviève ; mais, lorsqu’il se rapprochait de ses hôtes, il maudissait devant eux cette misérable petite fille qui allait être cause de la mort d’André, et disait qu’il la tuerait s’il la tenait entre ses mains. Au bout d’une heure, Joseph voyant André un peu mieux, partit pour en informer Geneviève, et pour calmer autant que possible l’inquiétude où elle devait être plongée. Il prit à travers prés, et en dix minutes arriva à la chapelle de Saint-Sylvain : c’était une masure abandonnée depuis longtemps aux reptiles et aux oiseaux de nuit. La lune en éclairait faiblement les décombres, et projetait des lueurs obliques et tremblantes sous les arceaux rompus des fenêtres. Les angles de la nef restaient dans l’obscurité, et Joseph se défendit mal d’une certaine impression désagréable en passant auprès d’une statue mutilée qui gisait dans l’herbe et qui se trouva sous ses pieds au moment où il traversait un de ces endroits sombres. Il était fort et brave, dix hommes ne lui auraient pas fait peur ; mais son éducation rustique lui avait laissé malgré lui quelques idées superstitieuses. Il ne s’y complaisait point, comme font parfois les cerveaux poétiques ; il en rougissait au contraire et cachait ce penchant sous une affectation d’incrédulité philosophique ; mais son imagination, moins forte que son orgueil, ne pouvait étouffer les terreurs de son enfance et surtout le souvenir du passage de la grand’bête dans la métairie où il était resté six ans en nourrice. La grand’bête apparaît tous les dix ans dans le pays et sème l’effroi de famille en famille. Elle s’efforce de pénétrer dans les métairies pour empoisonner les étables et faire périr les troupeaux. Les habitants sont forcés de soutenir chaque soir une espèce de siège, et c’est avec bien de la peine qu’ils parviennent à l’éloigner, car les balles de fusil ne l’atteignent point ; et les chiens fuient en hurlant à son approche. Au reste, la bête, ou plutôt l’esprit malin qui en emprunte la forme, est d’un aspect indéfinissable : plusieurs l’ont portée toute une nuit sur leur dos (car elle se livre à mille plaisanteries diaboliques avec les imprudents qu’elle rencontre dans les prés au clair de la lune), mais nul ne l’a jamais vue distinctement. On sait seulement qu’elle change de stature à volonté. Dans l’espace de quelques instants elle passe de la taille d’une chèvre à celle d’un lapin, et de celle d’un loup à celle d’un bœuf ; mais ce n’est ni un lapin, ni une chèvre, ni un bœuf, ni un loup, ni un chien enragé : c’est la grand’bête ; c’est le fléau des campagnes, la terreur des habitants, et le triste présage d’une prochaine épidémie parmi les bestiaux.

Joseph se rappelait malgré lui toutes ces traditions effrayantes ; mais s’il n’avait pas l’esprit assez fort pour les repousser, du moins il se sentait assez de courage et le bras assez prompt pour ne jamais reculer devant le danger.

Il s’étonnait de ne point trouver Geneviève au lieu qu’elle lui avait indiqué, lorsqu’un bruit de chaînes lui fit brusquement tourner la tête, et il vit à trois pas de lui une vague forme de quadrupède dont la longue face pâle semblait l’observer attentivement. Le premier mouvement de Joseph fut de lever le manche de son fouet pour frapper l’animal redoutable ; mais, à sa grande confusion, il vit une jeune pouliche blanche, à demi sauvage, qui était venue là pour paître l’herbe autour des tombeaux, et qui s’enfuit épouvantée en traînant ses enferges sur les dalles de la chapelle.

Joseph, tout honteux de sa terreur, pénétra au fond de la nef ; une croix de bois marquait la place où avait été l’autel, Geneviève était agenouillée devant cette croix ; elle avait roulé son fichu de mousseline blanche comme un voile autour de sa tête, penchée dans l’immobilité du recueillement. Un cerveau plus exalté que celui de Joseph l’aurait prise pour une ombre. Étonné de trouver Geneviève dans une attitude si calme, et ne comprenant pas l’émotion que cette femme agenouillée la nuit au milieu des ruines lui causait à lui-même, le bon campagnard eut comme un sentiment de respect qui le fit hésiter à troubler cette sainte prière ; mais, au bruit des pas de Joseph, Geneviève se retourna, et, se levant à demi, le questionna d’un air inquiet.

Il eut presque envie de la tromper et de lui cacher la vérité ; mais elle interpréta son silence et s’écria en joignant les mains :

« Au nom du ciel, ne me faites pas languir…, s’il est mort !… ah ! oui… je le vois… Il est mort !… » Et elle s’appuya en chancelant contre la croix.

« Non, non ! répondit vivement Joseph ; il vit, on peut le sauver encore.

— Ah ! merci, merci ! dit Geneviève, mais dites-moi bien la vérité, est-il bien mal ?

— Mal ? certainement. Voici la réponse ambiguë du médecin : peu de chose à craindre, peu de chose à espérer ; c’est-à-dire que la maladie suit son cours ordinaire et ne présente pas d’accident impossible à combattre, mais que par elle-même c’est une maladie grave et qui ne pardonne pas souvent.

— En ce cas, dit Geneviève après un instant de silence, retournez auprès de lui, je vais encore prier ici. »

Elle se remit à genoux et laissa tomber sa tête sur ses mains jointes, dans une attitude de résignation si triste que Joseph en fut profondément touché.

« Je vais y retourner, en effet, répondit-il ; mais je reviendrai certainement vers vous aussitôt qu’il y aura un peu de mieux.

— Écoutez, Joseph, lui dit-elle, s’il doit mourir cette nuit, il faut que je le voie, que je lui dise un dernier adieu. Tant que j’aurai un peu d’espoir, je ne me sentirai pas la hardiesse de me montrer dans sa maison ; mais si je n’ai plus qu’un instant pour le voir sur la terre, rien au monde ne pourra m’empêcher de profiter de cet instant-là. Jurez-moi que vous m’avertirez quand tout sera perdu, quand lui et moi n’aurons plus qu’une heure à vivre. »

Joseph le jura.

« Je ne sais ce qu’elle a dans la voix ni de quels mots elle se sert, pensait-il en s’éloignant ; mais elle me ferait pleurer comme un enfant. »

XIV.

Geneviève pria longtemps ; puis elle s’enveloppa du manteau de Joseph et s’assit sur une tombe, morne et résignée ; puis elle pria de nouveau et marcha parmi les ruines, interrogeant avec anxiété le sentier par où Joseph devait revenir. Peu à peu une inquiétude plus poignante surmontait son courage. Elle regardait la lune, qu’elle avait vue se lever et qui maintenant s’abaissait vers l’horizon. L’air, en devenant plus humide et plus froid, lui annonçait l’approche de l’aube, et Joseph ne revenait pas. Après avoir lutté aussi longtemps que ses forces le lui permirent, elle perdit courage, et s’imaginant qu’André était mort, elle s’enveloppa la tête dans le manteau de Joseph pour étouffer ses cris. Puis elle s’apaisa un peu en songeant que dans ce cas Joseph, n’ayant plus rien à faire auprès de son ami, serait de retour vers elle. Mais alors elle se persuada qu’André était mourant et que Joseph ne pouvait se résoudre à l’abandonner, dans la crainte de revenir trop tard et de le trouver mort. Cette idée devint si forte que les minutes de son impatience se traînèrent comme des siècles. Enfin, elle se leva avec égarement, jeta le manteau de Joseph sur le pavé, et se mit à courir de toutes ses forces dans le sentier de la prairie.

Elle s’arrêta deux ou trois fois pour écouter si Joseph n’arrivait pas à sa rencontre ; mais, n’entendant et ne voyant personne, elle reprit sa course avec plus de précipitation, et franchit comme un trait les portes du château de Morand.

Dans l’agitation d’une si triste veillée, tous les serviteurs étaient debout, toutes les portes étaient ouvertes. On vit passer une femme vêtue de blanc, qui ne parlait à personne et semblait voler à travers les cours. La vieille cuisinière se signa en disant :