Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 1, 1852.djvu/82

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
76
ANDRÉ

« Hélas ! notre jeune maître est achevé. Voilà son esprit qui passe.

— Non, dit le bouvier, qui était un homme plus éclairé que la cuisinière. Si c’était l’âme de notre jeune maître, nous l’aurions vue sortir de la maison et aller au cimetière, tandis que cette chose-la vient du côté du cimetière et entre dans la maison. Ça doit être sainte Solange ou sainte Sylvie qui vient le guérir.

— M’est avis, observa la laitière, que c’est plutôt l’âme de sa pauvre mère qui vient le chercher.

— Disons un Ave pour tous les deux, » reprit la cuisinière ; et ils s’agenouillèrent tous les trois sous le portail de la grange.

Pendant ce temps, Geneviève, guidée par les lumières qu’elle voyait aux fenêtres, ou plutôt entraînée par cette main invisible qui rapproche les amants, se précipitait, palpitante et pâle, dans la chambre d’André. Mais à peine en eut-elle passé le seuil que le marquis, s’élançant vers elle avec fureur, s’écria en levant le bras d’un air menaçant :

« Qu’est-ce que je vois là ? qu’est-ce que cela veut dire ? Hors d’ici, intrigante effrontée ! espérez-vous venir débaucher mon fils jusque dans ma maison ? Il est trop tard, je vous en avertis ; il est mourant, grâce à vous, mademoiselle ; pensez-vous que je vous en remercie ? »

Geneviève tomba à genoux.

« Je n’ai pas mérité tout cela, dit-elle d’une voix étouffée ; mais c’est égal, dites-moi ce que vous voudrez, pourvu que je le voie… laissez-moi le voir, et tuez-moi après si vous voulez !

— Que je vous le laisse voir, misérable ! s’écria le marquis, révolté d’une semblable prière. Êtes-vous folle ou enragée ? Avez-vous peur de ne pas nous avoir fait assez de mal, et venez-vous achever mon fils jusque dans mes bras ? »

La voix lui manqua, un mélange de colère et de douleur le prenant à la gorge. Geneviève ne l’écoutait pas ; elle avait jeté les yeux sur le lit d’André, et le voyait pâle et sans connaissance dans les bras du médecin et du curé. Elle ne songea plus qu’à courir vers lui, et, se levant, elle essaya d’en approcher malgré les menaces du marquis.

« Jour de Dieu ! maudite créature, s’écria-t-il en se mettant devant elle, si tu fais un pas de plus, je te jette dehors à coups de fouet !

— Que Dieu me punisse si vous y touchez seulement avec une plume ! » dit Joseph en se jetant entre eux deux. Le marquis recula de surprise.

« Comment, Joseph ! dit-il, tu prends le parti de cette vagabonde ? Ne trouvais-tu pas que j’avais raison de la détester et d’empêcher André…

— C’est possible, interrompit Joseph ; mais je ne peux pas entendre parler à une femme comme vous le faites ; sacredieu ! monsieur de Morand, vous ne devriez pas apprendre cela de moi.

— J’aime bien que tu me donnes des leçons, reprit le marquis. Allons ! emmène-la à tous les diables et que je ne la revoie jamais !

— Geneviève, dit Joseph en offrant son bras à la jeune fille, venez avec moi, je vous prie, ne vous exposez pas à de nouvelles injures.

— Ne me défendrez-vous pas contre lui ? répondit Geneviève, refusant avec force de se laisser emmener. Ne lui direz-vous pas que je ne suis ni une misérable ni une effrontée ? Dites-lui, Joseph, dites-lui que je suis une honnête fille, que je suis Geneviève la fleuriste qu’il a reçue une fois dans sa maison avec bonté. Dites-lui que je ne peux ni ne veux faire de mal à personne ; que j’aime André et que j’en suis aimée ; mais que je suis incapable de lui donner un mauvais conseil… Monsieur le marquis, demandez à M. Joseph Marteau si je suis ce que vous croyez. Laissez-moi approcher du lit d’André. Si vous craignez que ma vue ne lui fasse du mal, je me cacherai derrière son rideau ; mais laissez-moi le voir pour la dernière fois… Après, vous me chasserez si vous voulez, mais laissez-moi le voir… Vous n’êtes pas un méchant homme, vous n’êtes pas mon ennemi ; que vous ai-je fait ? Vous ne pouvez maltraiter une femme. Accordez-moi ce que je vous demande. »

En parlant ainsi, Geneviève était retombée à genoux et cherchait à s’emparer d’une des grosses mains du marquis. Elle était si belle dans sa pâleur, avec ses joues baignées de larmes, ses longs cheveux noirs qui, dans l’agitation de sa course, étaient tombés sur son épaule, et cette sublime expression que la douleur donne aux femmes, que Joseph jugea sa prière infaillible. Il pensa que nul homme, si afflilgé qu’il fût, ne pouvait manquer de voir cette beauté et de se rendre. « Allons, mon cher voisin, dit-il en s’unissant à Geneviève, accordez-lui ce qu’elle demande, et soyez sûr que vous êtes injuste envers elle. Qui sait d’ailleurs si sa vue ne guérirait pas André ?

— Elle le tuerait ! s’écria le marquis, dont la colère augmentait toujours en raison de la douceur et de la modération des autres. Mais heureusement, ajouta-t-il, le pauvre enfant n’est pas en état de s’apercevoir que cette impudente est ici. Sortez, mademoiselle, et n’espérez pas m’adoucir par vos basses cajoleries. Sortez, ou j’appelle mes valets d’écurie pour vous chasser. »

En même temps il la poussa si rudement qu’elle tomba dans les bras de Joseph. « Ah ! c’est trop fort ! s’écria celui-ci. Marquis ! tu es un butor et un rustre ! Cette honnête fille parlera à ton fils, et si tu le trouves mauvais, tu n’as qu’à le dire : en voici un qui te répondra. »

En parlant ainsi, Joseph Marteau montra un de ses poings au marquis, tandis que de l’autre bras il souleva Geneviève et la porta auprès du lit d’André. M. de Morand, stupéfait d’abord, voulut se jeter sur lui ; mais Joseph, selon l’usage rustique du pays, prit une paille qu’il tira précipitamment du lit d’André, et la mettant entre lui et M. de Morand :

« Tenez, marquis, lui dit-il, il est encore temps de vous raviser et de vous tenir tranquille. Je serais au désespoir de manquer à un ami et à un homme de votre âge ; mais le diable me rompe comme cette paille si je me laisse insulter, fût-ce par mon père ! entendez-vous ?

— Mes frères, au nom de Jésus-Cnrist, finissez cette scène scandaleuse, dit le curé. Monsieur le marquis, votre fils reconnaît cette jeune fille : c’est peut-être la volonté de Dieu qu’elle le ramène à la vie. C’est une fille pieuse et qui a dû prier avec ferveur. Si vous ne voulez pas que votre fils l’épouse, prenez-vous-y du moins avec le calme et la dignité qui conviennent à un père. Je vous aiderai à faire comprendre à ces enfants que leur devoir est d’obéir. Mais dans ce moment-ci vous devez céder quelque chose si vous voulez qu’on vous cède tout à fait plus tard. Et vous, monsieur Joseph, ne parlez pas avec cette violence, et ne menacez pas un vieillard auprès du lit de souffrance de son enfant, et peut-être auprès du lit de mort d’un chrétien. »

Joseph n’avait pas abjuré un certain respect pour le caractère ecclésiastique et pour les remontrances pieuses. Il était capable de chanter des chansons obscènes au cabaret et de rire des choses saintes le verre à la main ; mais il n’aurait pas osé entrer dans l’église de son village le chapeau sur la tête, et il n’eût, pour rien au monde, insulté le vieux prêtre qui lui avait fait faire sa première communion.

« Monsieur le curé, dit-il, vous avez raison ; nous sommes des fous. Que M. de Morand s’apaise ce soir, je lui ferai des excuses demain.

— Je ne veux pas de vos excuses, répondit le marquis d’un ton d’humeur qui marquait que sa colère était à demi calmée ; et quant à M. le curé, ajouta-t-il entre ses dents, il pourrait bien garder ses sermons pour l’heure de la messe… Que cette fille sorte d’ici, et tout sera fini.

— Qu’elle reste, je vous prie, monsieur, dit le médecin ; votre fils éprouve réellement du soulagement à son approche. Regardez-le : ses yeux ont repris un peu de mobilité, et il semble qu’il cherche à comprendre sa situation.

En effet, André, après la profonde insensibilité qui avait suivi son accès de délire, commençait à retrouver