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METELLA.

se rendre à sa politesse. La table fut servie aussitôt par les ordres du jeune Suisse ; et le vin de l’auberge n’étant pas fort bon, le valet de chambre d’Olivier alla chercher dans la calèche quelques bouteilles d’un excellent vin du Rhin que le vieux serviteur réservait à son maître pour les mauvais gîtes.

Le comte, qui, même sur les meilleures apparences, se livrait rarement avec des étrangers, but très-modérément et s’en tint à une politesse franche et de bonne humeur. Le Genevois, plus expansif, plus jeune, et sachant bien, sans doute, qu’il n’était forcé de veiller à la garde d’aucun secret, se livra au plaisir de boire plusieurs larges verres d’un vin généreux, après une journée de soleil et de poussière. Peut-être aussi commençait-il à s’ennuyer de son voyage solitaire, et la société d’un homme d’esprit l’avait-elle disposé à la joie : il devint communicatif.

Il est fort rare qu’un homme parle de lui-même sans dire bientôt quelque impertinence : aussi le comte, qu’une certaine malice contractée dans le commerce du monde abandonnait rarement, s’attendait-il à chaque instant à découvrir dans son compagnon ce levain d’égoïsme et de fatuité que nous avons tous au-dessous de l’épiderme. Il fut surpris d’avoir longtemps attendu inutilement ; il essaya de flatter toutes les idées du jeune homme pour lui trouver enfin un ridicule, et il n’y parvint pas ; ce qui le piqua un peu ; car il n’était pas habitué à déployer en vain les finesses gracieuses de sa pénétration.

« Monsieur, dit le Genevois dans le cours de la conversation, pouvez-vous me dire si lady Mowbray est en ce moment à Florence ?

— Lady Mowbray ? dit Buondelmonte avec un léger tressaillement : oui, monsieur, elle doit être de retour de Naples.

— Elle passe tous les hivers à Florence ?

— Oui, monsieur, depuis bien des années. Vous connaissez lady Mowbray ?

— Non, mais j’ai un vif désir de la connaître.

— Ah !

— Est-ce que cela vous surprend, monsieur ? On dit que c’est la femme la plus aimable de l’Europe.

— Oui, monsieur, et la meilleure. Vous en avez beaucoup entenduparler, à ce que je vois ?

— J’ai passé une partie de la saison dernière aux eaux d’Aix ; lady Mowbray venait d’en partir, et il n’était question que d’elle. Combien j’ai regretté d’être arrivé si tard ! J’aurais adoré cette femme-là.

— Vous en parlez vivement ! dit le comte.

— Je ne risque pas d’être impertinent envers elle, reprit le jeune homme ; je ne l’ai jamais vue et ne la verrai peut-être jamais.

— Pourquoi non ?

— Sans doute, pourquoi non ? mais l’on peut aussi demander pourquoi oui ? Je sais qu’elle est affable et bonne, que sa maison est ouverte aux étrangers, et que sa bienveillance leur est une protection précieuse ; je sais aussi que je pourrais me recommander de quelques personnes qu’elle honore de son amitié ; mais vous devez comprendre et connaître, monsieur, cette espèce de répugnance craintive que nous éprouvons tous à nous approcher des personnes qui ont le plus excité de loin nos sympathies et notre admiration.

— Parce que nous craignons de les trouver au-dessous de ce que nous en avons attendu, dit le comte.

— Oh ! mon Dieu, non, reprit vivement Olivier, ce n’est pas cela. Quant à moi, c’est parce que je me sens peu digne d’inspirer tout ce que j’éprouve, et en outre malhabile à l’exprimer.

— Vous avez tort, dit le comte en le regardant en face avec une expression singulière ; je suis sûr que vous plairiez beaucoup à lady Mowbray.

— Comment ! vous croyez ? et pourquoi ? d’où me viendrait ce bonheur ?

— Elle aime la franchise, la bonté. Je crois que vous êtes franc et bon.

— Je le crois aussi, dit Olivier ; mais cela peut-il suffire pour être remarqué d’elle au milieu de tant de gens distingués qui lui forment, dit-on, une petite cour ?

— Mais…, dit le comte reprenant son sourire ironique… remarqué… remarqué… comment l’entendez-vous ?

— Oh ! monsieur, ne me faites pas plus d’honneur que je ne mérite, répondit Olivier en riant ; je l’entends comme un écolier modeste qui désire une mention honorable au concours, mais qui n’ambitionne pas le grand prix. D’ailleurs… mais je vais peut-être dire une sottise. Si vous ne buvez plus, permettez-moi de faire emporter cette dernière bouteille. Depuis un quart d’heure je bois par distraction…

— Buvez, dit le comte en remplissant le verre d’Olivier, et ne me laissez pas croire que vous craignez de vous faire connaître à moi.

— Soit, dit le Genevois en avalant gaiement son sixième verre de vin du Rhin. Ah ! vous voulez savoir mes secrets, monsieur l’Italien ? Eh bien ! de tout mon cœur… Je suis amoureux de lady Mowbray.

— Bien ! dit le comte en lui tendant la main dans un accès de gaieté sympathique ; très-bien !

— Est-ce la première fois qu’un homme serait devenu amoureux d’une femme sans l’avoir vue ?

— Non, parbleu ! dit Buondelmonte. J’ai lu plus de trente romans, j’ai vu plus de vingt pièces de théâtre qui commençaient ainsi ; et croyez-moi, la vie ressemble plus souvent à un roman qu’un roman ne ressemble à la vie. Mais, dites-moi, je vous en prie, de tous les éloges que vous avez entendu faire de lady Mowbray, quel est celui qui vous a le plus enthousiasmé ?

— Attendez… dit Olivier, dont les idées commençaient à s’embrouiller un peu. On raconte d’elle beaucoup de traits presque merveilleux : on dit pourtant que, dans sa première jeunesse, elle avait montré le caractère d’une personne assez frivole.

— Comment dites-vous ? demanda Buondelmonte avec sécheresse ; mais Olivier n’y fit pas attention.

— Oui, continua-t-il ; je dis un peu coquette.

— C’est beaucoup plus flatteur ! dit le comte. De sorte que…

— De sorte que, soit imprudence de sa part, soit jalousie de la part des autres femmes, sa réputation avait reçu en Angleterre quelques atteintes assez sérieuses pour lui faire désirer de quitter ce pays d’hommes flegmatiques et de femmes collet monté. Elle vint donc en Italie chercher une vie plus libre, des mœurs plus élégantes. Même on dit…

— Que dit-on, monsieur ? dit le comte d’un air sévère.

— On dit… continua Olivier, dont la vue était un peu troublée, bah ! elle l’a dit elle-même en confidence, à Aix, à une de ses amies intimes, qui l’a répété à tous les buveurs d’eau…

— Mais qu’est-ce donc qu’elle a dit ? s’écria le comte en coupant avec impatience un fruit et un peu de son doigt.

— Elle a dit qu’à son arrivée en Italie elle était si aigrie contre l’injustice des hommes et si offensée d’avoir été victime de leurs calomnies, qu’elle se sentait disposée à fouler aux pieds les lois du préjugé, et à mener une aussi joyeuse vie que la plupart des grands personnages de ce pays-ci. »

Le comte ôta son bonnet de voyage et le remit gravement sur sa tête sans dire une seule parole. Olivier continua.

« Mais ce fut en vain. La noble lady fit ce vœu sans connaître son propre cœur. N’ayant point encore aimé, et s’en croyant incapable, elle allait y renoncer, lorsqu’un jeune homme tomba éperdument amoureux d’elle et lui écrivit sans façon pour lui demander un rendez-vous.

— Vous a-t-on dit le nom de ce jeune homme ? demanda Buondelmonte.

— Ma foi ! je ne m’en souviens plus. C’était un Florentin ; et vous devez le connaître, car il est encore… »

Le comte l’interrompit afin d’éluder la question : « Et que répondit lady Mowbray ?

— Elle accorda le rendez-vous, résolue à punir le jeune homme de sa fatuité et à le couvrir de ridicule. Elle avait préparé, à cet effet, je ne sais quel guet-apens de bonne compagnie, dont je ne sais pas bien les détails.

— N’importe, dit le comte.