Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/105

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
3
METELLA.

— Le Florentin arriva donc ; mais il était si beau, si aimable, si spirituel, que lady Mowbray chancela dans sa résolution. Elle l’écouta parler, hésita et l’écouta encore. Elle s’attendait à voir un impertinent qu’il faudrait châtier ; elle trouva un jeune homme sincère, ardent et romanesque… Que vous dirai-je ! Elle se sentit émue, et essaya pourtant de lui faire peur en lui parlant de prétendus dangers qui l’environnaient. Le Florentin était brave ; il se mit à rire. Elle tenta alors de l’effrayer en le menaçant de sa froideur et de sa coquetterie ; il se mit à pleurer, et elle l’aima… Si bien que le comte de… ma foi ! je crois que son nom va me revenir… Buonacorsi… Belmonte… Buondelmonte, ah ! m’y voici ! le comte de Buondelmonte eut le pouvoir d’attendrir ce cœur rebelle. Lady Mowbray fixa à Florence ses affections et sa vie. Le comte de Buondelmonte fut son premier et son seul amant sur la joyeuse terre d’Italie. Maintenant que je vous ai raconté cette histoire telle qu’on me l’a donnée, dites-moi, vous qui êtes de Florence, si elle est vraie de tout point… Et cependant, si elle ne l’est pas, ne me dites pas que c’estun conte fait à plaisir ; il est trop beau pour que je soisdésabusé sans regret !

— Monsieur, dit le comte, dont la figure avait pris une expression grave et pensive, cette histoire est belle et vraie. Le comte de Buondelmonte a vécu dix ans le plus heureux et le plus envié des hommes aux pieds de lady Mowbray.

— Dix ans ! s’écria Olivier.

— Dix ans, monsieur, reprit Buondelmonte. Il y a dix ans que ces choses se sont passées.

— Dix ans ! répéta le jeune homme ; lady Mowbray ne doit plus être très-jeune. »

Le comte ne répondit rien.

« On m’a pourtant assuré à Aix, poursuivit Olivier, qu’elle était toujours belle comme un ange, qu’elle était grande, légère, agile, qu’elle galopait au bord des précipices sur un vigoureux cheval, qu’elle dansait à merveille. Elle doit avoir trente ans environ, n’est-ce pas, monsieur ?

— Qu’importe son âge ! dit le comte avec impatience. Une femme n’a jamais que l’âge qu’elle paraît avoir, et tout le monde vous l’a dit : lady Mowbray est toujours belle. On vous l’a dit, n’est-ce pas ?

— On me l’a dit partout, à Aix, à Berne, à Gênes, dans tous les lieux où elle a passé.

— Elle est admirée et respectée, dit le comte.

— Oh ! monsieur, vous la connaissez, vous êtes son ami peut-être ? Je vous en félicite ; quelle réputation plus glorieuse que celle de savoir aimer ? Que ce Buondelmonte a dû être fier de retremper cette belle âme et de voir refleurir cette plante courbée par l’orage ! »

Le comte fit une légère grimace de dédain. Il n’aimait pas les phrases de roman, peut-être parce qu’il les avait aimées jadis. Il regarda fixement le Genevois ; mais voyant que celui-ci se grisait décidément, il voulut en profiter pour échanger avec un homme sincère et confiant des idées qui le gênaient depuis longtemps.

Sans se donner la peine de feindre beaucoup de désintéressement, car Olivier n’était plus en état de faire de très-clairvoyantes observations, le comte posa sa main sur la sienne, afin d’appeler son attention sur le sens de ses paroles.

— Pensez-vous, lui demanda-t-il, qu’il ne soit pas plus glorieux pour un homme d’ébranler la réputation d’une femme, que de la rétablir quand elle a reçu à tort ou à raison de notables échecs ?

— Ma foi, ce n’est pas mon opinion, dit Olivier. J’aimerais mieux élever un temple que de l’abattre.

— Vous êtes un peu romanesque, dit le comte.

— Je ne m’en défends pas, cela est de mon âge ; et ce qui prouve que les exaltés n’ont pas toujours tort, c’est que Buondelmonte fut récompensé d’une heure d’enthousiasme par dix ans d’amour.

— Lui seul pourrait être juge dans cette question, » reprit le comte ; et il se promena dans la chambre, les mains derrière le dos et le sourcil froncé. Puis, craignant de se laisser deviner, il jeta un regard de côté sur son compagnon. Olivier avait la tête penchée en avant, le coude dans son assiette, et l’ombre de ses cils, abaissés par un doux assoupissement, se dessinait sur ses joues, que la chaleur généreuse du vin colorait d’un rosé plus vif qu’à l’ordinaire. Le comte continua de marcher silencieusement dans la chambre jusqu’à ce que le claquement des fouets et les pieds des chevaux eussent annoncé que la calèche était prête. Le vieux domestique d’Olivier vint lui offrir une pelisse fourrée que le jeune homme passa en bâillant et en se frottant les yeux. Il ne s’éveilla tout à fait que pour prendre le bras de Buondelmonte et le forcer de monter le premier dans sa voiture, qui prit aussitôt la route, de Florence. « Parbleu ! dit-il en regardant la nuit qui était sombre, ce temps de voleurs me rappelle une histoire que j’ai entendu raconter sur lady Mowbray.

— Encore ? dit le comte ; lady Mowbray vous occupe beaucoup.

— Ne me demandiez-vous pas quel trait de son caractère m’avait le plus enthousiasmé ? Je ne saurais dire lequel ; mais voici une aventure qui m’a rendu plus envieux de voir lady Mowbray que Rome, Venise et Naples. Vous allez me dire si celle-là est aussi vraie que la première. Un jour qu’elle traversait les Apennins avec son heureux amant Buondelmonte, ils furent attaqués par des voleurs ; le comte se défendit bravement contre trois hommes ; il en tua un, et luttait contre les deux autres lorsque lady Mowbray, qui s’était presque évanouie dans le premier accès de surprise, s’élança hors de la calèche et tomba sur le cadavre du brigand que Buondelmonte avait tué. Dans ce moment d’horreur, ranimée par une présence d’esprit au-dessus de son sexe, elle vit à la ceinture du brigand un grand pistolet dont il n’avait pas eu le temps de faire usage, et que sa main semblait encore presser. Elle écarta cette main encore chaude, arracha le pistolet de la ceinture, et se jetant au milieu des combattants, qui ne s’attendaient à rien de semblable, elle déchargea le pistolet à bout portant dans la figure d’un bandit qui tenait Buondelmonte à la gorge. Il tomba roide mort, et Buondelmonte eut bientôt fait justice du dernier. N’est-ce pas là encore une belle histoire, monsieur ?

— Aussi belle que vraie, répéta Buondelmonte. Le courage de lady Mowbray la soutint encore quelque temps après cette terrible scène. Le postillon, à demi-mort de peur, s’était tapi dans un fossé, les chevaux effrayés avaient rompu leurs traits ; le seul domestique qui accompagnât les voyageurs était blessé et évanoui. Buondelmonte et sa compagne furent obligés de réparer ce désordre en toute hâte ; car à tout instant d’autres bandits, attirés par le bruit du combat, pouvaient fondre sur eux, comme cela arrive souvent. Il fallut battre le postillon pour le ranimer, bander la plaie du domestique, qui perdait tout son sang, le porter dans la voiture, et ratteler les chevaux. Lady Mowbray s’employa à toutes les choses avec une force de corps et d’esprit vraiment extraordinaire. Elle avisait à tous les expédients, et trouvait toujours le plus sûr et le plus prompt moyen de sortir d’embarras. Ses belles mains, souillées de sang, rattachaient des courroies, déchiraient des vêtements, soulevaient des pierres. Enfin tout fut réparé, et la voiture se remit en route. Lady Mowbray s’assit auprès de son amant, le regarda fixement, fit un grand cri et s’évanouit. À quoi pensez-vous ? ajouta le comte en voyant Olivier tomber dans le silence et la méditation.

— Je suis amoureux, dit Olivier.

— De lady Mowbray ?

— Oui, de lady Mowbray.

— Et vous allez sans doute à Florence pour le lui déclarer ? dit le comte.

— Je vous répéterai le mot que vous me disiez tantôt : « Pourquoi non ? »

— En effet, dit le comte d’un ton sec, pourquoi non ? » Puis il ajouta d’un autre ton, et comme s’il se parlait à lui-même : « Pourquoi non ? »

« Monsieur, reprit Olivier après un instant de silence, soyez assez bon pour confirmer ou démentir une troisième histoire qui m’a été racontée à propos de lady Mowbray, et qui me semble moins belle que les deux premières.