Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 7, 1854.djvu/183

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
31
L’USCOQUE.

L’abbé reprenant la parole tandis que Beppa offrait à Zuzuf un sorbet :

« Je ne me chargerai pas de vous raconter exactement, dit-il, ce qui se passa aux îles Curzolari après le départ d’Orio Soranzo. Je pense que notre ami Zuzuf ne s’en est guère informé, et que d’ailleurs chacun de nous peut l’imaginer. Quand la garnison, les matelots et les gens de service se virent abandonnés par le gouverneur, sans autre asile que la galère et les huttes de pêcheurs éparses sur la rive, ils durent s’irriter et s’effrayer de leur position, et rester indécis entre le désir d’aller chercher un refuge à Céphalonie et la crainte d’agir sans ordres, contrairement aux intentions de l’amiral. Nous savons qu’heureusement pour eux Mocenigo arriva avec son escadre dans la soirée même. Mocenigo était muni de pouvoirs assez étendus pour couper court à cette situation pénible. Après avoir constaté et enregistré les événements qui venaient d’avoir lieu, il fit rembarquer tous les Vénitiens qui se trouvaient à Curzolari ; et, donnant le commandement du seul navire qui leur restât au plus ancien officier en grade, il porta ses forces moitié sur Téakhi, moitié sur les côtes de Lépante. Mais ce qui causa une grande surprise à Mocenigo, ce fut d’avoir vainement exploré les ruines de San-Silvio, vainement soumis à une sorte d’enquête tous ceux qui s’y trouvaient lorsque l’incendie éclata et tous ceux qui furent témoins de l’embarquement et de la fuite de Soranzo, sans pouvoir recueillir aucun renseignement certain sur le sort de Giovanna Morosini, de Léontio et de Mezzani. Selon toute vraisemblance, ces deux derniers avaient péri dans l’incendie ; car ils n’avaient point reparu depuis, et certes ils l’eussent fait s’ils eussent pu échapper au désastre. Mais le sort de la signora Soranzo restait enveloppé de mystère. Les uns étaient persuadés, d’après les dernières paroles que le gouverneur avait dites en partant, qu’elle avait été victime du feu ; les autres (et c’était le grand nombre) pensaient que ces paroles mêmes, dans la bouche d’un homme aussi dissimulé, prouvaient le contraire de ce qu’il avait voulu donner à croire. La signora, selon eux, avait été la première soustraite au danger et conduite à bord de sa galère. Le trouble qui régnait alors pouvait expliquer comment personne ne se souvenait de l’avoir vue sortir du donjon et de l’île. Sans doute Orio avait eu des raisons particulières pour la garder cachée à son bord à l’heure du départ. L’horreur qu’il avait depuis longtemps pour cette île et son irrésistible désir de la quitter avaient pu l’engager à feindre un grand désespoir par suite de la mort de sa femme, afin de fournir une excuse à son départ précipité, à l’abandon de sa charge, à la violation de tous ses devoirs militaires. Mocenigo, ayant épuisé tous les moyens d’éclaircir ces faits, procéda à l’embarquement et au départ ; mais il ne s’établit dans sa nouvelle position qu’après avoir envoyé à Morosini un avis pressant, afin qu’il eût à s’informer promptement de sa nièce dans Venise, où l’on présumait que le déserteur Soranzo l’avait ramenée.

Pour vous, qui savez quelle était la véritable position de Soranzo, vous seriez portés à croire, au premier aperçu, que, maître de trésors si chèrement acquis, ayant tout à craindre s’il retournait à Venise, il cingla vers d’autres parages, et alla chercher une terre neutre où la preuve de ses forfaits ne pût jamais venir le troubler dans la jouissance de ses richesses. Pourtant il n’en fut rien, et l’audace de Soranzo en cette circonstance couronna toutes ses autres impudences. Soit que les âmes lâches aient un genre de courage désespéré qui n’est propre qu’à elles, soit que la fatalité que notre ami Zuzuf invoque pour expliquer tous les événements humains condamne les grands criminels à courir d’eux-mêmes à leur perte, il est à remarquer que ces infâmes perdent toujours le fruit de leurs coupables travaux pour n’avoir pas su s’arrêter à temps.

Ce que Morosini ignorait encore, c’est que la dot de sa nièce avait été dévorée en grande partie dans les trois premiers mois de son mariage avec Soranzo. Soranzo, aux yeux de qui la bienveillance de l’amiral était la clef de tous les honneurs et de tous les pouvoirs de la république, avait tenu par-dessus tout à réparer la perte de cette fortune ; et, le moyen le plus prompt lui ayant paru le meilleur, au lieu de chasser les pirates, nous avons vu qu’il s’était entendu avec eux pour dépouiller les navires de commerce de toutes les nations. Une fois lancé dans cette voie, des profits rapides, certains, énormes, lui avaient causé tant de surprise et d’enivrement qu’il n’avait pu s’arrêter. Non content de protéger la piraterie par sa neutralité et de prélever en secret son droit sur les prises, il voulut bientôt mettre à profit ses talents, sa bravoure et l’espèce de fanatisme qu’il avait su inspirer à ces bandits pour augmenter ses bénéfices infâmes. Quand on veut jouer son honneur et sa vie, avait-il dit à Mezzani et à Léontio, ses complices (et, on doit le dire, ses provocateurs au crime), il faut frapper les grands coups et risquer le tout pour le tout. Son audace lui réussit. Il commanda les pirates, les guida, les enrichit ; et, jaloux de conserver sur eux un ascendant qui pouvait un jour lui redevenir utile, il les renvoya avec leur chef Hussein, tous contents de sa probité et de sa libéralité. Avec eux il se conduisit en grand seigneur vénitien, ayant déjà une assez belle part au butin pour se montrer généreux, et comptant d’ailleurs se dédommager sur les parts du renégat, du commandant et du lieutenant, dont il regardait la vie comme incompatible avec la sienne propre. Une étoile maudite dans le ciel sembla présider à son destin dans toute cette entreprise et protéger ses effrayants succès. Vous allez voir que cette puissance infernale le porta encore plus loin sur sa roue brûlante.

Quoique Soranzo eût quadruplé la somme qu’il avait désirée, tous les trésors de l’univers n’étaient rien pour lui sans une Venise pour les y verser. Dans ce temps-là l’amour de la patrie était si âpre, si vivace, qu’il se cramponnait à tous les cœurs, aux plus vils comme aux plus nobles ; et vraiment il n’y avait guère de mérite alors à aimer Venise. Elle était si belle, si puissante, si joyeuse ! c’était une mère si bonne à tous ses enfants, une amante si passionnée de toutes leurs gloires ! Venise avait de telles caresses pour ses guerriers triomphants, de telles fanfares éclatantes pour la bravoure, des louanges si fines et si délicates pour leur prudence, des délices si recherchées pour récompenser leurs moindres services ! Nulle part on ne pouvait retrouver d’aussi belles fêtes, goûter une aussi charmante paresse, se plonger à loisir aujourd’hui dans un tourbillon aussi brillant, demain dans un repos aussi voluptueux. C’était la plus belle ville de l’Europe, la plus corrompue et la plus vertueuse en même temps. Les justes y pouvaient tout le bien, et les pervers tout le mal. Il y avait du soleil pour les uns et de l’ombre pour les autres ; de même qu’il y avait de sages institutions et de touchantes cérémonies pour proclamer les nobles principes, il y avait aussi des souterrains, des inquisiteurs et des bourreaux pour maintenir le despotisme et assouvir les passions cachées. Il y avait des jours d’ovation pour la vertu et des nuits de débauche pour le vice, et nulle part sur la terre des ovations si enivrantes, des débauches si poétiques. Venise était donc la patrie naturelle de toutes les organisations fortes, soit dans le bien, soit dans le mal. Elle était la patrie nécessaire, irrépudiable, de quiconque l’avait connue !

Orio comptait donc jouir de ses richesses à Venise et non ailleurs. Il y a plus, il voulait en jouir avec tous les priviléges du sang, de la naissance et de la réputation militaire. Orio n’était pas seulement cupide, il était vain au delà de toute expression. Rien ne lui coûtait (vous avez vu quels actes de courage et de lâcheté !) pour cacher sa honte et garder le renom d’un brave. Chose étrange ! malgré son inaction apparente à San-Silvio, malgré les charges que les faits élevaient contre lui, malgré les accusations qu’un seul cheveu avait tenues suspendues sur sa tête, enfin malgré la haine qu’il inspirait, il n’avait pas un seul accusateur parmi tous les mécon-