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L’USCOQUE.

tents qu’il avait laissés dans l’île. Nul ne le soupçonnait d’avoir pris part ou donné protection volontaire à la piraterie, et à toutes les bizarreries de sa conduite depuis l’affaire de Patras on donnait pour explication et pour excuse le chagrin et la maladie. Il n’est si grand capitaine et si brave soldat, disait-on, qui, après un revers, ne puisse perdre la tête.



Bientôt des tourbillons de fumée… (Page 29.)

Soranzo pouvait donc se débarrasser des inconvénients de la maladie mentale à la première action d’éclat qui se présenterait ; et, comme cette maladie, inventée dans le principe par Léontio, moitié pour le sauver, moitié pour le perdre au besoin, était la meilleure de toutes les explications dans la nouvelle circonstance, Orio se promit d’en tirer parti. Il eut donc l’insolente idée d’aller sur-le-champ à Corfou trouver Morosini et de se montrer à lui et à toute l’armée sous le coup d’un désespoir profond et d’une consternation voisine de l’idiotisme. Cette comédie fut si promptement conçue et si merveilleusement exécutée que toute l’armée en fut dupe ; l’amiral pleura avec son gendre la mort de Giovanna, et finit par chercher à le consoler.

La douleur de Soranzo sembla bien légitime à tous ceux qui avaient connu Giovanna Morosini, et tous la tinrent pour sacrée, personne n’osant plus blâmer sa conduite, et chacun craignant de montrer un coeur sans générosité s’il refusait sa compassion à une si grande infortune. Il se fit garder comme fou pendant huit jours ; puis, quand il parut retrouver sa raison, il exprima un si profond dégoût de la vie, un si entier détachement des choses de ce monde, qu’il ne parla de rien moins que d’aller se faire moine. Au lieu de censurer son gouvernement et de lui ôter son rang dans l’armée, le généreux Morosini fut donc forcé de lui témoigner une tendre affection et de lui offrir un rang plus élevé encore, dans l’espoir de le réconcilier avec la gloire et par conséquent avec l’existence. Soranzo, se promettant bien de profiter de ces offres en temps et lieu, feignit de les repousser avec exaspération, et il prit cette occasion pour colorer adroitement sa conduite à San-Silvio.

« À moi des distinctions ! à moi des honneurs et les fumées de la gloire ! s’écria-t-il ; noble Morosini, vous n’y songez pas. N’est-ce pas cette funeste ambition d’un jour qui a détruit le bonheur de toute ma vie ? Nul ne peut servir deux maîtres ; mon âme était faite pour l’amour et