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L’USCOQUE.

tant moyen de salut, à l’amour. Orio, se souvenant de la monstrueuse imprudence qu’il avait commise, se hasarda à dire qu’il avait aimé déjà, désirant bien que le médecin lui prouvât qu’il s’était trompé. C’est ce qu’il ne manqua pas de faire. Il lui représenta qu’il avait dû ressentir pour la signora Morosini une de ces passions violentes qui dévastent et laissent après elles une funeste lassitude. Il lui conseilla un amour paisible, tendre, ingénu, platonique même, conforme en tous points à celui que ressent un bachelier de dix-sept ans pour une fillette de quinze. Orio le promit.

« C’est pitoyable ! dit le docteur en soi-même sur l’escalier, et voilà ces riches et galants patriciens qui nous écrasent ! »

Remarquez qu’on n’était pas loin du dix-huitième siècle ! Le mot magnétisme n’était pas encore trouvé.

Orio, résolu à être amoureux de la première belle jeune fille qu’il rencontrerait à l’église, entre sur la pointe du pied dans la basilique, le coeur palpitant, non d’amour, mais de cette lâche superstition que son magnétiseur lui avait imposée. Il effleurait légèrement les voiles des vierges agenouillées, et se penchait avec émotion pour voir leurs traits à la dérobée. Ô vieux Hussein ! ô vous tous, farouches Missolonghis ! vous eussiez pu venir à Venise dénoncer votre complice ; jamais, certes, vous n’eussiez pu reconnaître l’Uscoque dans cette occupation et dans cette attitude.

La première fille que lorgna Soranzo était laide ; et, pour nous servir des paroles de J.-J. Rousseau dans le récit de son entrée dans un couvent de filles dont les choeurs l’avaient enthousiasmé — la scène se passe précisément à Venise — :

« La Sofia était louche, la Cattina était boiteuse, » etc.

La quatrième jeune fille qu’Orio regarda était voilée jusqu’au menton ; mais au travers de son voile et de sa prière elle vit fort bien le cavalier qui cherchait à la voir ; alors, relevant la tête et retroussant son voile, elle lui montra un ovale pâle et sublime, un front de quinze ans, des lèvres que l’indignation fit trembler comme les feuilles d’une rose agitée par la brise, et qui laissèrent tomber ces paroles sévères :

« Vous êtes bien hardi ! »

C’était Argiria Ezzelini. Zuzuf a raison : il y a une destinée !

Orio fut si troublé de l’accord de cette apparition avec celle du bal Rezzonico, si épouvanté de voir des espérances superstitieuses se confondre avec des terreurs de même genre dans un même objet, qu’il ne put trouver une excuse à lui faire. Il se laissa tomber consterné auprès d’elle, et ses genoux amaigris frappèrent le pavé avec bruit ; puis il baissa sa tête jusqu’à terre, et approchant ses lèvres du manteau de velours de la belle Ezzelin, il lui dit tout bas, en lui tendant le stylet que les Vénitiens portaient toujours à la ceinture :

« Tuez-moi, vengez-vous !

— Je vous méprise trop pour cela, » dit la belle fille en retirant son manteau avec empressement ; et, se levant, elle sortit de l’église.

Mais Orio, qui n’était pas encore si bien converti à l’amour ingénu qu’il ne vît les choses avec le sang-froid d’un roué, remarqua fort bien que ces dernières paroles avaient une expression plus forcée que les premières, et que l’oeil courroucé avait peine à retenir une larme de compassion.

Orio se retira, certain que le sort en était jeté, et qu’il y allait de sa guérison et de sa vie à saisir l’occasion par les cheveux. Il passa toute la nuit à combiner mille plans divers pour s’introduire auprès de la beauté cruelle, et ces rêveries détournèrent les terreurs accoutumées ; il était bien un peu troublé par la ressemblance d’Argiria avec Ezzelin, et dans son sommeil du matin il eut des rêves où cette ressemblance amena les quiproquo et les méprises les plus bizarres et les plus pénibles. Il vit plusieurs fois s’opérer la transformation de ces deux personnages l’un dans l’autre. Lorsqu’il tenait la main d’Argiria et penchait sa bouche vers la sienne, il trouvait la face livide et sanglante d’Ezzelin ; alors il tirait son stylet et livrait un combat furieux à ce spectre. Il finissait par le percer ; mais, tandis qu’il le foulait aux pieds, il reconnaissait qu’il s’était trompé et que c’était Argiria qu’il avait poignardée.

L’envie de guérir à tout prix et l’ascendant que Barbolamo exerçait sur lui l’amenèrent avec celui-ci à une expansion téméraire. Il lui raconta ses deux rencontres avec la signora Ezzelin, au bal et à l’église, le ressentiment qu’elle lui témoignait et les angoisses que le regret de n’avoir pu empêcher la perte du noble comte Ezzelin lui causait à lui-même. Au premier aveu, Barbolamo ne se douta de rien ; mais peu à peu, étant devenu par la suite très-assidu auprès de son malade, l’ayant habitué à s’épancher autant qu’il était possible à un homme dans sa position, il s’étonna de voir un tel excès de sensibilité chez un égoïste si complet, et cette anomalie lui fit venir d’étranges soupçons. Mais n’anticipons point sur les événements.

Barbolamo, grand égoïste aussi en fait de science, quoique généreux et loyal citoyen d’ailleurs, était plus désireux d’observer dans son patient les phénomènes d’une maladie toute mentale, que de lui mesurer quelques souffrances de plus ou de moins. Curieux de voir des effets nouveaux, il ne craignit pas de dire à Orio que ses agitations étaient d’un bon augure, et qu’il fallait s’appliquer à poursuivre la conquête de cette fière beauté, précisément parce qu’elle était difficile et entraînerait de nombreuses émotions d’un ordre tout nouveau pour lui. Orio poursuivit Argiria de sérénades et de romances pendant huit jours.

La sérénade est, il n’en faut pas douter, un grand moyen de succès auprès des femmes d’un goût délicat. À Venise surtout, où l’air, le marbre et l’eau ont une sonorité si pure, la nuit un silence si mystérieux, et le clair de lune de si romanesques beautés, la romance a un langage persuasif, et les instruments des sons passionnés qui semblent faits exprès pour la flatterie et la séduction. La sérénade est donc le prologue nécessaire de toute déclaration d’amour. La mélodie attendrit le cœur et amollit les sens plongés dans un demi-sommeil. Elle plonge l’âme dans de vagues rêveries, et dispose à la pitié, cette première défaite de l’orgueil qui se laisse implorer. Elle a aussi le don de faire passer devant les yeux assoupis des images charmantes ; et je tiens d’une femme que je ne veux pas nommer, que l’amant inconnu qui donne la sérénade apparaît toujours, tant que la musique dure, le plus aimable et le plus charmant des hommes.

« Dites donc tout, indiscret conteur ! interrompit Beppa. Ajoutez que la dame conseillait à tous les donneurs de sérénades de ne jamais se montrer. »

Il n’en fut pas ainsi pour Orio, reprit le narrateur. La belle Argiria lui conseilla de se montrer en laissant tomber son bouquet, du balcon sur le trottoir de marbre que blanchissait la lune : ne vous étonnez pas d’une si prompte complaisance. Voici comment la chose se passa.

D’abord la belle Argiria n’était pas riche. Le peu de bien que possédait son frère avait été fort entamé par ses frais d’équipement pour la guerre. Il rapportait une assez jolie part de légitime butin fait par lui sur les Ottomans, et dûment concédé par l’amiral, lorsqu’il trouva la mort aux Curzolari. Le noble jeune homme se faisait une joie douce de doter sa jeune sœur avec cette fortune ; mais elle tomba aux mains des pirates, ainsi que sa galère et tout ce qu’il possédait en propre. La belle Argiria n’eut donc plus pour dot que ses quinze ans et ses beaux yeux mélancoliques.

La signora Memmo sa tante, la chérissait tendrement ; mais elle n’avait à lui laisser en héritage qu’un vaste palais un peu délabré et l’amour de vieux serviteurs, qui par dévouement continuaient à la servir pour de minces honoraires. La tante désirait donc ardemment, comme font toutes les tantes, qu’un noble et riche parti se présentât ; et sachant bien que l’incomparable beauté de sa nièce allumerait plus d’une passion, elle la blâmait de vouloir s’enterrer dans la solitude et de tenir toujours