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L’USCOQUE.

le soleil de ses regards caché derrière la tendine sombre de son balcon.

À la première sérénade Argiria fondit en larmes.

« Si mon noble frère était vivant, dit-elle, nul ne se permettrait de venir me faire la cour sous les fenêtres avant d’avoir obtenu de ma famille la permission de se présenter. Ce n’est point ainsi qu’on approche d’une maison respectable. »

La signora Antonia trouva cette rigidité exagérée, et, se déclarant compétente sur cette matière, elle refusa d’imposer silence aux concertants. La musique était belle, les instruments de première qualité, et les exécutants choisis dans ce qu’il y avait de mieux à Venise. La dame en conclut que l’amant devait être riche, noble et généreux ; deux théorbes et trois violes de moins, elle eût été plus sévère, mais la sérénade était irréprochable et fut écoutée.

Les jours suivants amenèrent un crescendo de joie et d’espoir chez Antonia. Argiria prit patience d’abord, et finit par goûter la musique pour la musique en elle-même. Le matin, il lui arriva quelquefois, en arrangeant ses beaux cheveux bruns devant le miroir, de fredonner à son insu les refrains des amoureuses stances qui l’avaient doucement endormie la veille.

Il y a toute une science dans le programme de la sérénade. Chaque soir doit amener chez le soupirant une nuance nouvelle dans l’expression de son amoureux martyre. Après il timido sospiro doit arriver lo strate funesto. I fieri tormenti viennent ensuite ; l’anima disperata amène nécessairement, pour le lendemain, sorte amara. On peut risquer à la cinquième nuit de tutoyer l’objet aimé, et de l’appeler idol mio. On doit nécessairement l’injurier la sixième nuit, et l’appeler crudele et ingrata. Il faudrait être bien maladroit si, à la septième, on ne pouvait hasarder la dolce speranza. Enfin la huitième doit amener une explosion finale, une pressante prière, mettre la belle entre le bonheur et la mort de son amant, obtenir un rendez-vous, ou finir par le renvoi et le paiement des musiciens. La huitième symphonie était venue, et, dans le troisième couplet de la romance, le chanteur demandait au nom de l’amant une marque de pitié, un gage d’espoir, un mot ou un signe quelconque qui l’enhardît à se faire connaître. Au moment où la fière Argiria s’éloignait du balcon, d’où, abritée par la tendine, elle avait écouté la voix, madame Antonia arracha lestement le bouquet que sa nièce avait au sein et le laissa tomber sur le guitariste, en disant d’une voix chevrotante qui, à coup sûr, ne pouvait pas compromettre la jeune fille :

« Avec l’agrément de la tante. »

Une vive curiosité de jeune fille l’emportant chez Argiria sur le pudique dépit que lui causait sa tante, elle revint précipitamment au balcon ; et, se penchant sur la rampe de marbre, elle souleva imperceptiblement le rideau de la tendine, juste assez pour voir le cavalier qui ramassait le bouquet. Le chanteur, qui était un musicien de profession, connaissant fort bien les usages, ne s’était pas permis d’y toucher. Il s’était contenté de dire à demi-voix : « Signor ! » et de reculer discrètement de deux pas en arrière en ôtant sa toque, tandis que le signor ramassait le gage. En voyant cette grande taille un peu affaissée, mais toujours élégante et vraiment patricienne, se dessiner au clair de la lune, Argiria sentit une sueur froide humecter son front. Un nuage passa devant ses yeux, ses genoux se dérobèrent sous elle. Elle n’eut que le temps de fuir le balcon et d’aller se jeter sur son lit, où elle commença à trembler de tous ses membres et à défaillir. La tante, fort peu effrayée, vint à elle et lui adressa de doux reproches moqueurs sur cet excès de timidité virginale.

« Ne riez pas, ma tante, dit Argiria d’une voix étouffée. Vous ne savez pas ce que vous avez fait ! Je suis presque sûre d’avoir reconnu ce dernier des hommes, cet assassin de mon frère, Orio Soranzo !

— Il n’aurait pas cette audace ! s’écria la signora Memmo en frémissant à son tour. Courez chercher le bouquet, s’écria-t-elle en s’adressant à la suivante favorite qui assistait à cette scène. Dites qu’on l’a laissé tomber par mégarde, que c’est vous… que c’est le page… qui l’a jeté pour faire une espièglerie… que je suis fort courroucée contre vous… Allez, Pascalina… courez… »

Pascalina courut, mais ce fut en vain ; musiciens, amoureux et bouquet, tout avait disparu, et l’ombre incertaine des colonnades, projetée par la lune, jouait seule sur le pavé au gré des nuages capricieux.

Pascalina avait laissé la porte ouverte. Elle fit quelques pas sur la rive, et vit à l’angle du canaletto les gondoles qui s’éloignaient emportant la sérénade. Elle revint sur ses pas, et rentra en fermant la porte avec soin ; il était trop tard. Un homme caché derrière les colonnes du portique avait profité du moment : il s’était élancé légèrement dans l’escalier du palais Memmo ; et, marchant devant lui, se dirigeant vers la faible lueur qui s’échappait d’une porte entr’ouverte, il avait audacieusement pénétré dans l’appartement d’Argiria. Lorsque Pascalina y rentra, elle trouva sa jeune maîtresse évanouie dans les bras de la tante, et le donneur d’aubades à genoux devant elle.

Vous conviendrez que le moment était mal choisi pour s’évanouir, et vous en conclurez avec moi que la belle Argiria avait eu grand tort d’écouter les huit sérénades. L’effroi avait remplacé la colère, et Orio ne s’y trompait nullement, quoiqu’il feignît d’y croire.

« Madame, dit-il en se prosternant et en présentant le bouquet à la signora Memmo avant qu’elle eût eu la présence d’esprit de lui adresser la parole, je vois bien que votre seigneurie s’est trompée en m’accordant cette faveur insigne. Je ne l’espérais pas, et le musicien qui s’est permis de vous adresser des vers si audacieux n’y était point autorisé par moi. Mon amour n’eût jamais été hardi à ce point, et je ne suis pas venu implorer ici de la bienveillance, mais de la pitié. Vous voyez en moi un homme trop humilié pour se permettre jamais autre chose que d’élever autour de votre demeure des plaintes et des gémissements. Que vous connaissiez ma douleur, que vous fussiez bien sûre que, loin d’insulter à la vôtre, je la ressentais plus profondément encore que vous-même, c’est tout ce que je voulais. Voyez mon humilité et mon respect ! Je vous rapporte ce gage précieux que j’aurais voulu conquérir au prix de tout mon sang, mais que je ne veux pas dérober. »

Ce discours hypocrite toucha profondément la bonne Memmo. C’était une femme de mœurs douces et d’un cœur trop candide pour se méfier d’une protestation si touchante.

« Seigneur Soranzo, répondit-elle, j’aurais peut-être de graves reproches à vous faire si je ne voyais aujourd’hui pour la troisième fois combien votre repentir est sincère et profond. Je n’aurai donc plus le courage de vous accuser intérieurement, et je vous promets de garder désormais, avec moins d’effort que je ne l’ai fait jusqu’ici, le silence que les convenances m’imposent. Je vous remercie de cette démarche, ajouta-t-elle en rendant le bouquet à sa nièce ; et, si je vous supplie de ne plus reparaître ici ni autour de ma maison, c’est en vue de notre réputation, et non plus, je vous le jure, en raison d’aucun ressentiment personnel. »

Malgré sa défaillance, Argiria avait tout entendu. Elle fit un grand effort pour retrouver le courage de parler à son tour, et soulevant sa belle tête pâle du sein de sa tante :

« Faites comprendre aussi à messer Soranzo, ma chère tante, dit-elle, qu’il ne doit jamais ni nous adresser la parole ni seulement nous saluer en quelque lieu qu’il nous rencontre. Si son respect et sa douleur sont sincères, il ne voudra pas présenter davantage à nos regards des traits qui nous retracent si vivement le souvenir de notre infortune.

— Je ne demande qu’une seule grâce avant de me soumettre à cet arrêt de mort, dit Orio : c’est que ma défense soit entendue et ma conduite jugée. Je sens que ce n’est point ici le lieu ni le moment d’entamer cette explication ; mais je ne me relèverai point que la signora Memmo ne m’ait accordé la permission de me présenter devant elle dans son salon, à l’heure qu’elle me désignera,