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CONSUELO.

suelo qui avait eu soin d’assortir la couleur à celle de la défunte robe de chambre de Venise.

— Eh bien, je la croyais plus usée que cela ! dit le maestro en regardant ses coudes.

— Je le crois bien ! reprit-elle ; j’y ai remis des manches neuves.

— Et avec quoi ?

— Avec un morceau de la doublure.

— Ah ! les femmes sont étonnantes pour tirer parti de tout ! »

Quand l’habit neuf fut introduit, et que le Porpora l’eut porté deux jours, quoiqu’il fût de la même couleur que le vieux, il s’étonna de le trouver si frais ; et les boutons surtout, qui étaient fort beaux, lui donnèrent à penser.

« Cet habit-là n’est pas à moi, dit-il d’un ton grondeur.

— J’ai ordonné à Beppo de le porter chez un dégraisseur, répondit Consuelo, tu l’avais taché hier soir. On l’a repassé, et voilà pourquoi tu le trouves plus frais.

— Je te dis qu’il n’est pas à moi, s’écria le maestro hors de lui. On me l’a changé chez le dégraisseur. Ton Beppo est un imbécile.

— On ne l’a pas changé ; j’y avais fait une marque.

— Et ces boutons-là ? Penses-tu me faire avaler ces boutons-là ?

— C’est moi qui ai changé la garniture et qui l’ai cousue moi-même. L’ancienne était gâtée entièrement.

— Cela te fait plaisir à dire ! elle était encore fort présentable. Voilà une belle sottise ! suis-je un Céladon pour m’attifer ainsi, et payer une garniture de douze sequins au moins ?

— Elle ne coûte pas douze florins, repartit Consuelo, je l’ai achetée de hasard.

— C’est encore trop ! murmura le maestro. »

Toutes les pièces de son habillement lui furent glissées de même, à l’aide d’adroits mensonges qui faisaient rire Joseph et Consuelo comme deux enfants. Quelques objets passèrent inaperçus, grâce à la préoccupation du Porpora : les dentelles et le linge entrèrent discrètement par petites portions dans son armoire, et lorsqu’il semblait les regarder sur lui avec quelque attention, Consuelo s’attribuait l’honneur de les avoir reprisés avec soin. Pour donner plus de vraisemblance au fait, elle raccommodait sous ses yeux quelques-unes des anciennes hardes et les entremêlait avec les autres.

« Ah çà, lui dit un jour le Porpora en lui arrachant des mains un jabot quelle recousait, voilà assez de futilités ! Une artiste ne doit pas être une femme de ménage, et je ne veux pas te voir ainsi tout le jour courbée en deux, une aiguille à la main. Serre-moi tout cela, ou je le jette au feu ! Je ne veux pas non plus te voir autour des fourneaux faisant la cuisine, et avalant la vapeur du charbon. Veux-tu perdre la voix ? veux-tu te faire laveuse de vaisselle ? veux-tu me faire damner ?

— Ne vous damnez pas, répondit Consuelo ; vos effets sont en bon état maintenant, et ma voix est revenue.

— À la bonne heure ! répondit le maestro ; en ce cas, tu chantes demain chez la comtesse Hoditz, margrave douairière de Bareith. »

LXXXVII.

La margrave douairière de Bareith, veuve du margrave George-Guillaume, née princesse de Saxe-Weissenfeld, et en dernier lieu comtesse Hoditz, « avait été belle comme un ange, à ce qu’on disait. Mais elle était si changée, qu’il fallait étudier son visage pour trouver les débris de ses charmes. Elle était grande et paraissait avoir eu la taille belle ; elle avait tué plusieurs de ses enfants, en se faisant avorter, pour conserver cette belle taille ; son visage était fort long, ainsi que son nez, qui la défigurait beaucoup, ayant été gelé, ce qui lui donnait une couleur de betterave fort désagréable ; ses yeux, accoutumés à donner la loi, étaient grands, bien fendus et bruns, mais si abattus, que leur vivacité en était beaucoup diminuée ; à défaut de sourcils naturels, elle en portait de postiches, fort épais, et noirs comme de l’encre ; sa bouche, quoique grande, était bien façonnée et remplie d’agréments ; ses dents, blanches comme de l’ivoire, étaient bien rangées ; son teint, quoique uni, était jaunâtre, plombé et flasque ; elle avait un bon air, mais un peu affecté. C’était la Laïs de son siècle. Elle ne plut jamais que par sa figure ; car, pour de l’esprit, elle n’en avait pas l’ombre. »

Si vous trouvez ce portrait tracé d’une main un peu cruelle et cynique, ne vous en prenez point à moi, cher lecteur. Il est mot pour mot de la propre main d’une princesse célèbre par ses malheurs, ses vertus domestiques, son orgueil et sa méchanceté, la princesse Wilhelmine de Prusse, sœur du grand Frédéric, mariée au prince héréditaire du margraviat de Bareith, neveu de notre comtesse Hoditz. Elle fut bien la plus mauvaise langue que le sang royal ait jamais produite. Mais ses portraits sont, en général, tracés de main de maître, et il est difficile, en les lisant, de ne pas les croire exacts.

Lorsque Consuelo, coiffée par Keller, et parée, grâce à ses soins et à son zèle, avec une élégante simplicité, fut introduite par le Porpora dans le salon de la margrave, elle se plaça avec lui derrière le clavecin qu’on avait rangé en biais dans un angle, afin de ne point embarrasser la compagnie. Il n’y avait encore personne d’arrivé, tant le Porpora était ponctuel, et les valets achevaient d’allumer les bougies. Le maestro se mit à essayer le clavecin, et à peine en eut-il tiré quelques sons qu’une dame fort belle entra et vint à lui avec une grâce affable. Comme le Porpora la saluait avec le plus grand respect, et l’appelait Princesse, Consuelo la prit pour la margrave, et, selon l’usage, lui baisa la main. Cette main froide et décolorée pressa celle de la jeune fille avec une cordialité qu’on rencontre rarement chez les grands, et qui gagna tout de suite l’affection de Consuelo. La princesse paraissait âgée d’environ trente ans, sa taille était élégante sans être correcte ; on pouvait même y remarquer certaines déviations qui semblaient le résultat de grandes souffrances physiques. Son visage était admirable, mais d’une pâleur effrayante, et l’expression d’une profonde douleur l’avait prématurément flétri et ravagé. La toilette était exquise, mais simple, et décente jusqu’à la sévérité. Un air de bonté, de tristesse et de modestie craintive était répandu dans toute cette belle personne, et le son de sa voix avait quelque chose d’humble et d’attendrissant dont Consuelo se sentit pénétrée. Avant que cette dernière eût le temps de comprendre que ce n’était point là la margrave, la véritable margrave parut. Elle avait alors plus de la cinquantaine, et si le portrait qu’on a lu en tête de ce chapitre, et qui avait été fait dix ans auparavant, était alors un peu chargé, il ne l’était certainement plus au moment où Consuelo la vit. Il fallait même de l’obligeance pour s’apercevoir que la comtesse Hoditz avait été une des beautés de l’Allemagne, quoiqu’elle fut peinte et parée avec une recherche de coquetterie fort savante. L’embonpoint de l’âge mûr avait envahi des formes sur lesquelles la margrave persistait à se faire d’étranges illusions ; car ses épaules et sa poitrine nues affrontaient les regards avec un orgueil que la statuaire antique peut seule afficher. Elle était coiffée de fleurs, de diamants et de plumes comme une jeune femme, et sa robe ruisselait de pierreries.

« Maman, dit la princesse qui avait causé l’erreur de Consuelo, voici la jeune personne que maître Porpora nous avait annoncée, et qui va nous procurer le plaisir d’entendre la belle musique de son nouvel opéra.

— Ce n’est pas une raison, répondit la margrave en toisant Consuelo de la tête aux pieds, pour que vous la teniez ainsi par la main. Allez vous asseoir vers le clavecin, Mademoiselle, je suis fort aise de vous voir, vous chanterez quand la société sera rassemblée. Maître Porpora, je vous salue. Je vous demande pardon si je ne m’occupe pas de vous. Je m’aperçois qu’il manque quelque chose à ma toilette. Ma fille, parlez un peu avec maître Porpora. C’est un homme de talent, que j’estime. »