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CONSUELO.

Ayant ainsi parlé d’une voix plus rauque que celle d’un soldat, la grosse margrave tourna pesamment sur ses talons, et rentra dans ses appartements.

À peine eut-elle disparu, que la princesse, sa fille, se rapprocha de Consuelo, et lui reprit la main avec une bienveillance délicate et touchante, comme pour lui dire qu’elle protestait contre l’impertinence de sa mère ; puis elle entama la conversation avec elle et le Porpora, et leur montra un intérêt plein de grâce et de simplicité. Consuelo fut encore plus sensible à ces bons procédés, lorsque, plusieurs personnes ayant été introduites, elle remarqua dans les manières habituelles de la princesse une froideur, une réserve à la fois timide et fière, dont elle s’était évidemment départie exceptionnellement pour le maestro et pour elle.

Quand le salon fut à peu près rempli, le comte Hoditz, qui avait dîné dehors, entra en grande toilette, et, comme s’il eût été un étranger dans sa maison, alla baiser respectueusement la main et s’informa de la santé de sa noble épouse. La margrave avait la prétention d’être d’une complexion fort délicate ; elle était à demi couchée sur sa causeuse, respirant à tout instant un flacon contre les vapeurs, recevant les hommages d’un air qu’elle croyait languissant, et qui n’était que dédaigneux ; enfin, elle était d’un ridicule si achevé, que Consuelo, d’abord irritée et indignée de son insolence, finit par s’en amuser intérieurement, et se promit d’en rire de bon cœur en faisant son portrait à l’ami Beppo.

La princesse s’était rapprochée du clavecin, et ne manquait pas une occasion d’adresser, soit une parole, soit un sourire, à Consuelo, quand sa mère ne s’occupait point d’elle. Cette situation permit à Consuelo de surprendre une petite scène d’intérieur qui lui donna la clef du ménage. Le comte Hoditz s’approcha de sa belle-fille, prit sa main, la porta à ses lèvres, et l’y tint pendant quelques secondes avec un regard fort expressif. La princesse retira sa main, et lui adressa quelques mots de froide déférence. Le comte ne les écouta pas, et, continuant de la couver du regard :

« Eh quoi ! mon bel ange, toujours triste, toujours austère, toujours cuirassée jusqu’au menton ! On dirait que vous voulez vous faire religieuse.

— Il est bien possible que je finisse par là, répondit la princesse à demi-voix. Le monde ne m’a pas traitée de manière à m’inspirer beaucoup d’attachement pour ses plaisirs.

— Le monde vous adorerait et serait à vos pieds, si vous n’affectiez, par votre sévérité, de le tenir à distance ; et quant au cloître, pourriez-vous en supporter l’horreur à votre âge, et belle comme vous êtes ?

— Dans un âge plus riant, et belle comme je ne le suis plus, répondit-elle, j’ai supporté l’horreur d’une captivité plus rigoureuse : l’avez-vous oublié ? Mais ne me parlez pas davantage, monsieur le comte ; maman vous regarde. »

Aussitôt le comte, comme poussé par un ressort, quitta sa belle-fille, et s’approcha de Consuelo, qu’il salua fort gravement ; puis, lui ayant adressé quelques paroles d’amateur, à propos de la musique en général, il ouvrit le cahier que Porpora avait posé sur le clavecin ; et, feignant d’y chercher quelque chose qu’il voulait se faire expliquer par elle, il se pencha sur le pupitre, et lui parla ainsi à voix basse :

« J’ai vu, hier matin le déserteur ; et sa femme m’a remis un billet. Je demande à la belle Consuelo d’oublier une certaine rencontre ; et, en retour de son silence, j’oublierai un certain Joseph, que je viens d’apercevoir dans mes antichambres.

— Ce certain Joseph, répondit Consuelo, que la découverte de la jalousie et de la contrainte conjugale venait de rendre fort tranquille sur les suites de l’aventure de Passaw, est un artiste de talent qui ne restera pas longtemps dans les antichambres. Il est mon frère, mon camarade et mon ami. Je n’ai point à rougir de mes sentiments pour lui, je n’ai rien à cacher à cet égard, et je n’ai rien à implorer de la générosité de Votre Seigneurie, qu’un peu d’indulgence pour ma voix, et un peu de protection pour les futurs débuts de Joseph dans la carrière musicale.

— Mon intérêt est assuré audit Joseph comme mon admiration l’est déjà à votre belle voix ; mais je me flatte que certaine plaisanterie de ma part n’a jamais été prise au sérieux.

— Je n’ai jamais eu cette fatuité, monsieur le comte, et d’ailleurs je sais qu’une femme n’a jamais lieu de se vanter lorsqu’elle a été prise pour le sujet d’une plaisanterie de ce genre.

— C’est assez, Signora, dit le comte que la douairière ne perdait pas de vue, et qui avait hâte de changer d’interlocutrice pour ne pas lui donner d’ombrage : la célèbre Consuelo doit savoir pardonner quelque chose à l’enjouement du voyage, et elle peut compter à l’avenir sur le respect et le dévouement du comte Hoditz. »

Il replaça le cahier sur le clavecin, et alla recevoir obséquieusement un personnage qu’on venait d’annoncer avec pompe. C’était un petit homme qu’on eût pris pour une femme travestie, tant il était rose, frisé, pomponné, délicat, gentil, parfumé ; c’était de lui que Marie-Thérèse disait qu’elle voudrait pouvoir le faire monter en bague ; c’était de lui aussi qu’elle disait avoir fait un diplomate, n’en pouvant rien faire de mieux. C’était le plénipotentiaire de l’Autriche, le premier ministre, le favori, on disait même l’amant de l’impératrice ; ce n’était rien moins enfin que le célèbre Kaunitz, cet homme d’État qui tenait dans sa blanche main ornée de bagues de mille couleurs toutes les savantes ficelles de la diplomatie européenne.

Il parut écouter d’un air grave des personnes soi-disant graves qui passaient pour l’entretenir de choses graves. Mais tout à coup il s’interrompit pour demander au comte Hoditz :

« Qu’est-ce que je vois là au clavecin ? Est-ce la petite dont on m’a parlé, la protégée du Porpora ? Pauvre diable de Porpora ! Je voudrais faire quelque chose pour lui ; mais il est si exigeant et si fantasque, que tous les artistes le craignent ou le haïssent. Quand on leur parle de lui, c’est comme si on leur montrait la tête de Méduse. Il dit à l’un qu’il chante faux, à l’autre que sa musique ne vaut rien, à un troisième qu’il doit son succès à l’intrigue. Et il veut avec ce langage de Huron, qu’on l’écoute et qu’on lui rende justice ? Que diable ! nous ne vivons pas dans les bois. La franchise n’est plus de mode, et on ne mène pas les hommes par la vérité. Elle n’est pas mal, cette petite ; j’aime assez cette figure-là. C’est tout jeune, n’est-ce pas ? On dit qu’elle a eu du succès à Venise. Il faut que Porpora me l’amène demain.

— Il veut, dit la princesse, que vous la fassiez entendre à l’impératrice, et j’espère que vous ne lui refuserez pas cette grâce. Je vous la demande pour mon compte.

— Il n’y a rien de si facile que de la faire entendre à Sa Majesté, et il suffit que Votre Altesse le désire pour que je m’empresse d’y contribuer. Mais il y a quelqu’un de plus puissant au théâtre que l’impératrice. C’est madame Tesi ; et lors même que Sa Majesté prendrait cette fille sous sa protection, je doute que l’engagement fût signé sans l’approbation suprême de la Tesi.

— On dit que c’est vous qui gâtez horriblement ces dames, monsieur le comte, et que sans votre indulgence elles n’auraient pas tant de pouvoir.

— Que voulez-vous, princesse ! chacun est maître dans sa maison. Sa Majesté comprend fort bien que si elle intervenait par décret impérial dans les afraires de l’Opéra, l’Opéra irait tout de travers. Or, Sa Majesté veut que l’Opéra aille bien et qu’on s’y amuse. Le moyen, si la prima donna a un rhume le jour où elle doit débuter, ou si le ténor, au lieu de se jeter au beau milieu d’une scène de raccommodement dans les bras de la basse, lui applique un grand coup de poing sur l’oreille ? Nous avons bien assez à faire d’apaiser les caprices de M. Caffariello. Nous sommes heureux depuis que madame Tesi et madame Holzbaüer font bon ménage ensemble. Si on nous jette sur les planches une pomme de discorde, voilà nos cartes plus embrouillées que jamais.

— Mais une troisième femme est nécessaire absolu-