Page:Sand - Journal intime.pdf/245

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

tombait dans le désespoir. J’ai eu bien assez à faire de rester bonne et sincère. Me voilà très vieille, je parcours gentiment ma soixante-cinquième année. Par une bizarrerie de ma destinée, je suis beaucoup mieux portante, beaucoup plus forte et plus agile que dans ma jeunesse ; je marche plus longtemps, je veille mieux ; je m’éveille sans effort après un sommeil excellent. Je suis restée souple comme un gant. Ma vue est brouillée. Il me faut des lunettes et je trouve celles qui me font bien voir dans l’herbe et dans le sable les petits objets d’histoire naturelle qui m’amusent. Je me baigne dans l’eau glacée et courante avec un plaisir extrême, je ne m’enrhume plus. Je ne sais plus ce que c’est que les rhumatismes. Je suis calme absolument, une vieillesse aussi chaste d’esprit que de fait, aucun regret de la jeunesse, aucune ambition de gloire, aucun désir d’argent si ce n’est pour en laisser un peu à mes enfants et petits-enfants. Aucun mécontentement de mes amis. Un seul chagrin, le genre humain qui va mal, les sociétés qui semblent tourner le dos au progrès, mais qui sait ce que cache cette atonie ? Quel réveil couve sous cette torpeur ?

Je ne vis plus en moi. Tout mon cœur a passé dans mes enfants et dans mes amis. Je ne souffre que de ce qui les fait souffrir. J’en souffre beaucoup, quelquefois trop, parce que j’ai besoin d’un grand effort pour les soutenir. Je manque de courage