Page:Sand - Malgretout.djvu/167

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mon côté je suis bien surpris de n’avoir pu décider Abel à vous écrire avant moi. Nous sommes ici depuis deux jours, et je le vois prendre la fièvre à chaque instant sur une feuille de papier qu’il griffonne et brûle sans pouvoir exprimer ce qu’il a dans l’âme. Je ne connaissais pas son infirmité : je l’avais vu rédiger avec facilité des billets de politesse ou d’affaires ; mais il est bien vrai que je n’avais jamais reçu autre chose de lui que trois lignes pour me donner des avertissements ou des renseignements relatifs à nos occupations. Je ne savais pas qu’il n’a jamais écrit de sa vie ce qu’on appelle une lettre, et tout à l’heure il me l’a avoué en ajoutant :

» — Puisque tu sais, puisque tu peux écrire, toi, explique-lui cela ; je ne le savais pas moi-même ; je n’avais jamais aimé ; mais, je le vois, d’elle à moi, c’est un genre de manifestation qui m’est absolument interdit ! Mon expression, c’est le chant ; ma plume, c’est mon archet. Quand je parle, il me faut un certain effort pour dire ce que je veux. J’y réussis sous le coup de l’émotion et par la relation qui s’établit entre mes yeux et ceux de la personne à qui je parle ; mais le vide de ce papier blanc qui ne me répond rien glace les paroles que je veux lui confier. Je ne sais même pas si j’écris correctement. Je parle sans accent une douzaine de langues, mais je n’ai jamais jeté les yeux sur une grammaire. J’apprends tout par l’oreille.