Page:Schopenhauer - Écrivains et Style, 1905, trad. Dietrich.djvu/134

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— Comme spécifique contre la monomanie qui règne aujourd’hui de lire l’histoire littéraire pour pouvoir bavarder de tout, sans rien savoir à vrai dire, je recommande un passage des plus intéressants de Lichtenberg, t. II, p. 302 de l’ancienne édition[1].

Je désirerais voir quelqu’un écrire un jour une his-

  1. Voici la traduction du passage en question, qui, dans la dernière édition complète des Vermischte Schriften de Lichtenberg (8 volumes, 1844-1846), se trouve t. I, pp. 296-297. La citation est un peu longue, mais elle permettra au lecteur de se faire une légère idée de la manière de l’écrivain allemand qui parlait le mieux, après Goethe, à l’esprit de Schopenhauer.

    « Je crois que de nos jours on traite trop minutieusement l’histoire des sciences, au grand désavantage de la science elle-même. On lit volontiers ces choses-là ; mais, sans laisser positivement la tête vide, elles ne lui apportent pas de force réelle, précisément parce qu’elles la remplissent tant. Quiconque a jamais senti le désir non de remplir sa tête, mais de la fortifier, de développer ses facultés et aptitudes, de s’élargir, aura trouvé qu’il n’y a rien de si débilitant qu’une conversation avec un littérateur sur une matière de science qu’il n’a pas approfondie lui-même, mais au sujet de laquelle il connaît mille petits faits historico-littéraires. C’est presque comme si on lisait un extrait de livre de cuisine à un individu mourant de faim. Je crois aussi que ce qu’on nomme l’histoire littéraire n’aura jamais de succès auprès des hommes réfléchis, qui sentent leur valeur et celle de la science proprement dite. Ces hommes-là raisonnent plus qu’ils ne se soucient de savoir comment d’autres hommes ont raisonné. Le plus triste de l’affaire, c’est de constater que, à mesure que le goût des recherches littéraires s’accroît dans une science, la puissance d’expansion de cette science diminue ; la seule chose qui augmente, c’est l’orgueil de la possession de cette science. De telles gens s’imaginent posséder plus à fond cette science que ceux qui la possèdent réellement. On a remarqué très justement que la vraie science ne rend jamais son possesseur orgueilleux. Ceux-là seuls se laissent emporter par l’orgueil, qui, incapables qu’ils sont d’élargir la science elle-même, s’occupent à éclaircir ses points obscurs, ou s’entendent à ressasser ce que d’autres ont fait ; car ils tiennent cette occupation en grande partie mécanique pour l’exercice de la science elle-même. Je pourrais illustrer ceci par des exemples : mais c’est là une tâche odieuse ».

    (Le trad.)