Page:Schopenhauer - Essai sur le libre arbitre, 1880, trad. Reinach.djvu/193

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
175
mes prédécesseurs

opinions ne se sont pas formées à la suite d’une étude systématique ; mais la nature humaine est ouverte à leurs pénétrants regards, et leurs yeux atteignent immédiatement à la vérité. — Dans Shakespeare (Measure for Measure, A. II, sc. II), Isabella demande au tyran Angelo la grâce de son frère condamné à mort :

angelo. Je ne veux pas lui pardonner.
isabella. Mais le pourriez-vous, si vous le vouliez ?
angelo. Songez que ce que je ne veux pas faire, je ne peux pas le faire.


    Par contre le culte du mal, du faux, du niais et même de l'absurde et de l’insensé, n’admet aucune excuse : on prouve tout simplement, en le pratiquant, que l'on n’est qu’un imbécile, et qu’on restera tel jusqu’à la fin de ses jours : car le bon sens ne s’apprend pas… D’ailleurs, en traitant une fois comme elle le mérite, après provocation de sa part, l’Hégélie, cette peste de la littérature allemande, je suis certain de la reconnaissance des hommes sincères et intelligents, s’il en existe encore. Car ils seront tout à fait de l’opinion que Voltaire et Gœthe ont exprimée comme il suit avec une conformité de vues si frappante : « La faveur prodiguée aux mauvais ouvrages est aussi contraire au progrès que le déchaînement contre les bons. » (Lettre à la duchesse du Maine), — « Le véritable obscurantisme ne consiste pas à empêcher la diffusion de la lumière, de la vérité et de l’utile, mais à colporter le faux. » (Œuvres Posthumes de Gœthe, vol. 9, p. 54.) Et quelle époque a jamais assisté à un colportage si méthodique et si audacieux du détestable que les vingt dernières années en Allemagne ? Quelle autre pourrait offrir en parallèle une semblable apothéose de l’absurdité et de la déraison ? Pour quelle autre Schiller semble-t-il avoir écrit si prophétiquement ces vers :

    J’ai vu les couronnes sacrées de la gloire
    Profanées sur un front vulgaire.
    (Écrit en 1840.)