Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/254

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profondément sentis, il a suffi à Shakespeare de les observer dans sa propre expérience du monde. L’impossibilité, l’absurdité d’une pareille supposition n’a pas même besoin d’être réfutée ; il est évident que le génie, qui, dans l’art plastique, ne peut créer les belles œuvres à moins d’avoir un pressentiment anticipé du beau, ne peut non plus rien créer, en poésie, sans un égal pressentiment des caractères ; pourtant la poésie et l’art plastique ont besoin de l’expérience, mais simplement à titre de schéma ; c’est au moyen de l’expérience que l’artiste tire parfaitement au clair ce dont il n’avait a priori qu’une vague conscience, et c’est sur elle que se fonde la possibilité d’une représentation réfléchie.

Nous avons, plus haut, défini la beauté humaine l’objectivation la plus parfaite de la volonté, aux degrés les plus élevés où elle soit jusqu’ici connaissable. Elle s’exprime au moyen de la forme : or la forme repose exclusivement sur l’espace ; elle n’a point avec le temps de rapports nécessaires, comme en a, par exemple, le mouvement. Nous pouvons donc dire : l’objectivation adéquate de la volonté au moyen d’un phénomène purement spatial constitue la beauté, au sens objectif du mot. La plante n’est point autre chose qu’un phénomène de ce genre, c’est-à-dire un phénomène de la volonté, situé uniquement dans l’espace ; car, si je fais abstraction de sa croissance, il n’entre dans l’expression de son être aucun mouvement, et par suite aucun rapport avec le temps ; sa simple forme suffit pour exprimer et pour manifester toute son essence. Mais, pour arriver à l’expression complète de la volonté qui se manifeste chez l’animal et chez l’homme, il faut dépeindre en outre une série d’actions dans lesquelles le phénomène de la volonté se trouve en relation immédiate avec le temps. Ce sujet a déjà été traité dans le livre précédent : il se rattache à notre présente étude de la façon qui suit. Le phénomène purement spatial de la volonté peut, à un degré déterminé, objectiver la volonté d’une manière parfaite ou imparfaite : c’est justement là ce qui constitue la beauté ou la laideur ; de même l’objectivation de la volonté dans le temps, c’est-à-dire l’action, et surtout l’action immédiate, telle que le mouvement, peut se comporter de deux manières à l’égard de la volonté : ou bien elle correspond d’une manière pure et parfaite à la volonté qui s’objective en elle, sans qu’il intervienne rien d’étranger, rien de superflu, rien d’imparfait ; c’est purement et simplement l’expression exacte d’un acte de volonté déterminé, accompli à un certain instant ; — ou bien aussi c’est le résultat contraire qui peut se produire. Dans le premier cas ce mouvement se fait avec grâce ; dans le second cas il est dépourvu de grâce. La beauté est la représentation exacte de la volonté en général au moyen d’un phénomène purement spatial ; la grâce est la représentation exacte de la