Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/266

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Idées dans celui-ci. Platon avait-il déjà nettement conçu cette différence ? je ne veux nullement l’affirmer : il donne, à propos des Idées, nombre d’exemples et d’explications que l’on pourrait appliquer à de simples concepts. Laissons en attendant cette question sans réponse et continuons notre chemin, heureux toutes les fois que nous nous rencontrons sur les traces d’un grand et noble esprit, plus soucieux encore, malgré tout, de poursuivre notre but que de nous attacher à ses pas. — Le concept est abstrait et discursif ; complètement indéterminé, quant à son contenu, rien n’est précis en lui que ses limites ; l’entendement suffit pour le comprendre et pour le concevoir ; les mots, sans autre intermédiaire, suffisent à l’exprimer ; sa propre définition, enfin, l’épuise tout entier. L’Idée au contraire, que l’on peut à la rigueur définir le représentant adéquat du concept, est absolument concrète ; elle a beau représenter une infinité de choses particulières, elle n’en est pas moins déterminée sur toutes ses faces ; l’individu, en tant qu’individu, ne la peut jamais connaître ; il faut, pour la concevoir, dépouiller toute volonté, toute individualité, et s’élever à l’état de sujet connaissant pur ; autant vaut dire qu’elle est cachée à tous, si ce n’est au génie et à celui qui, grâce à une exaltation de sa faculté de connaissance pure (due le plus souvent aux chefs-d’œuvre de l’art), se trouve dans un état voisin du génie : l’Idée n’est point essentiellement communicable, elle ne l’est que relativement ; car, une fois conçue et exprimée dans l’œuvre d’art, elle ne se révèle à chacun que proportionnellement à la valeur de son esprit ; voilà justement pourquoi les œuvres les plus excellentes de tous les arts, les monuments les plus glorieux du génie sont destinés à demeurer éternellement lettres closes pour la stupide majorité des mortels ; pour eux les chefs-d’œuvre sont impénétrables, ils sont à l’écart, séparés par un large abîme et ils ressemblent au prince dont l’abord n’est pas permis au peuple. Malgré tout, les plus sots des hommes n’en louent pas moins de confiance les chefs-d’œuvre consacrés ; car ils ne veulent point laisser voir leur sottise, mais ils n’en sont pas moins, dans leur for intérieur, disposés à condamner ces mêmes chefs-d’œuvre, dès qu’on leur fait espérer qu’ils le peuvent faire sans aucun danger de se dévoiler ; alors ils déchargent avec volupté cette haine longtemps nourrie en secret contre le beau et contre ceux qui le réalisent ; ils ne peuvent pardonner aux chefs-d’œuvre de les avoir humiliés en ne leur disant rien. Car en général, pour apprécier volontiers et librement la valeur d’autrui, pour la faire valoir, il est nécessaire d’en avoir soi-même. C’est là-dessus que se fonde la nécessité d’être modeste, dès qu’on a du mérite ; c’est aussi là-dessus que repose l’estime excessive qu’on a pour la modestie : seule parmi toutes ses sœurs, cette vertu n’est jamais oubliée, dès que l’on ose