Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/268

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ture, ils la tirent des œuvres des autres et ils prennent la couleur de leurs aliments comme les polypes. Poussant plus loin la comparaison, on pourrait encore dire qu’ils ressemblent à des machines qui broient très menu et qui mélangent tout ce que l’on y jette, mais qui n’ont jamais pu le digérer ; de cette façon les éléments étrangers peuvent toujours être reconnus, isolés, distingués. Seul le génie peut être comparé à un corps organisé qui digère, élabore et produit. Sans doute il se forme à l’école de ses prédécesseurs et à l’exemple de leurs œuvres, mais il ne devient fécond qu’au contact immédiat de la vie et du monde, sous l’influence de l’intuition ; voilà pourquoi l’éducation, si parfaite qu’elle soit, n’éclipse jamais son originalité. Tous les imitateurs, tous les maniéristes conçoivent sous forme de concept les œuvres étrangères qui leur servent de modèles ; or jamais un concept ne pourra donner à une œuvre la vie intime. Les contemporains, c’est-à-dire tout ce que l’époque produit de gens médiocres, ne connaissent que les concepts et sont incapables de s’en détacher ; voilà pourquoi ils accueillent avec empressement et enthousiasme les œuvres pastichées : mais peu d’années suffiront pour rendre ces mêmes œuvres ennuyeuses ; car le fondement unique sur lequel repose leur charme, c’est-à-dire l’esprit du temps, et l’ensemble des concepts familiers à l’époque, seront bien vite transformés.

Il n’y a que les œuvres véritables, puisées directement au sein de la nature et de la vie, qui restent éternellement jeunes et toujours originales, comme la nature et comme la vie elles-mêmes ; car elles n’appartiennent à aucune époque, elles sont à l’humanité ; les contemporains, auxquels elles dédaignent de complaire, les accueillent avec froideur ; on ne peut leur pardonner d’avoir implicitement et indirectement dévoilé les égarements de l’époque ; aussi ne leur rend-on justice que sur le tard et d’assez mauvais gré ; mais en revanche elles ne peuvent vieillir ; jusque dans les temps les plus reculés, elles conservent leur expression, leur fraîcheur, leur jeunesse toujours renaissante ; d’ailleurs elles n’ont rien à craindre ni du mépris, ni de l’oubli, du moment qu’elles ont été couronnées par l’approbation et par les applaudissements de ce petit nombre d’hommes éclairés qui apparaissent à de rares intervalles dans les siècles[1] et qui rendent leurs arrêts ; ce sont leurs suffrages, en s’accumulant, qui constituent à eux seuls l’autorité et l’arbitre auxquels on entend faire appel, quand on invoque le jugement de la postérité : car dans l’avenir la foule sera et restera toujours aussi arriérée et aussi stupide qu’elle n’a cessé de l’être dans le passé. — Je renvoie le lecteur aux plaintes que les grands génies de chaque

  1. « Apparent rari nantes in gurgite vasto. »