Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/287

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c’est-à-dire quand la volonté de vivre est déjà morte en eux. Dans le Mahomet de Voltaire, les dernières paroles que Palmyre expirante adresse à Mahomet le disent expressément :

Tu dois régner ; le monde est fait pour les tyrans.


Demander au contraire à la tragédie qu’elle pratique ce qu’on nomme la justice poétique, c’est méconnaître entièrement l’essence de la tragédie, et même l’essence de ce bas monde. Le docteur Samuel Johnson, dans sa critique de quelques drames de Shakespeare, n’a pas craint d’exprimer une exigence aussi absurde. Il reproche au poète d’avoir absolument méprisé la justice. Cela est vrai, car quel est le crime des Ophélia, des Desdémone, des Cordelia ? Mais il n’y a que les esprits imbus d’un plat optimisme de protestant et de rationaliste ou de vrai juif, pour réclamer cette justice dans le drame, et ne pouvoir y trouver plaisir sans elle ! Quelle est donc la véritable signification de la tragédie ? C’est que le héros n’expie pas ses péchés individuels, mais le péché originel, c’est-à-dire le crime de l’existence elle-même. Calderon le dit avec franchise :

Pues el delito mayor
Del hombre es haber nacido.

(Car le plus grand crime de l’homme, c’est d’être né.)

Voici ce que j’ai encore à faire observer touchant la manière de traiter la tragédie. Le sujet principal est essentiellement le spectacle d’une grande infortune. Les moyens différents par lesquels le poète nous présente ce spectacle se réduisent à trois, malgré leur grand nombre. Il peut imaginer, comme cause des malheurs d’autrui, un caractère d’une perversité monstrueuse, Richard III par exemple, Iago dans Othello, Shylock dans le Marchand de Venise, Franz Moor, la Phèdre d’Euripide, Créon dans Antigone, et maint autre. Le malheur peut venir encore d’un destin aveugle, c’est-à-dire du hasard et de l’erreur : le type du genre, c’est l’Œdipe-roi de Sophocle, ou les Trachiennes, et en général la plupart des tragédies antiques ; parmi les tragédies modernes, Roméo et Juliette, le Tancrède de Voltaire et la Fiancée de Messine peuvent nous servir d’exemples. La catastrophe peut enfin être simplement amenée par la situation réciproque des personnages, par leurs relations : dans ce dernier cas, il n’est besoin ni d’une erreur funeste, ni d’une coïncidence extraordinaire, ni d’un caractère parvenu aux limites dé la perversité humaine : des caractères tels qu’on en trouve tous les jours, au milieu de circonstances ordinaires, sont, à l’égard les uns des autres, dans des situations qui les induisent fatalement à se préparer consciemment les uns aux autres le sort le plus funeste,