Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/340

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mon, on n’en est pas moins incapable de suivre une ligne droite ; celle qu’on décrit est tremblée, flottante, avec des vacillations, des écarts, des retours, qui nous apprêtent des regrets, et des chagrins : et cela parce que, dans l’ensemble comme dans le détail, on voit devant soi tous les objets que l’homme peut souhaiter et atteindre, mais on ne voit pas entre tous ceux qui nous conviennent, et sont à notre portée, ou seulement à notre goût. Aussi, plus d’une fois tel homme enviera à son semblable une place, des relations qui pourtant conviennent au caractère de cet autre, non au sien : elles ne feraient que le rendre malheureux, ou plutôt il ne pourrait pas s’y souffrir. Pour le poisson il n’y a que l’eau, pour l’oiseau que l’air, pour la taupe que la terre ; et pour chaque homme, de même, il n’y a d’habitable qu’une certaine atmosphère ; l’air des cours n’est pas respirable pour tous les poumons. Plus d’un, qui ne s’est pas assez pénétré de cette vérité, se consume en tentatives infructueuses, fait violence à son caractère en telle occasion particulière, et n’en est pas moins réduit à y céder constamment ; même s’il réussit ainsi à atteindre une chose en dépit de sa nature et à grand’peine, il n’en retire aucun plaisir ; il peut apprendre quoi que ce soit, son savoir reste lettre morte ; même aux yeux de la morale, si, par l’effet de quelque théorie, d’un dogme, il accouche de quelque action trop noble pour son caractère, bientôt revient l’égoïsme sous forme de regret, et voilà tout son mérite perdu, et lui-même le sait. « Velle non discitur. »

C’est l’expérience seule qui nous enseigne combien le caractère des hommes est peu maniable, et longtemps, comme des enfants, nous croyons pouvoir, par de sages représentations, par la prière et la menace, par l’exemple, par un appel à la générosité, amener les hommes à quitter leur façon d’être, à changer leur conduite, à se relâcher de leur opinion, à agrandir leur capacité : de même pour notre propre personne. Il faut que les épreuves viennent nous apprendre ce que nous voulons, ce que nous pouvons : et jusque-là nous l’ignorons, nous n’avons pas de caractère ; et il faut plus d’une fois que de rudes échecs viennent nous rejeter dans notre vraie voie. — Enfin nous l’apprenons, et nous arrivons à avoir ce que le monde appelle du caractère, c’est à savoir le caractère acquis. Il n’y a donc là rien autre qu’une connaissance, la plus parfaite possible, de notre propre individualité : c’est une notion abstraite, claire par conséquent, des qualités immuables de notre caractère empirique, du degré et de la direction de nos forces, tant spirituelles que corporelles, en somme du fort et du faible dans tout notre individu. Nous sommes par là en mesure de jouer le même rôle (il ne saurait changer), celui qui va à notre personne, mais, au lieu de l’exprimer sans règle comme auparavant, nous le