Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/348

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mais chez la bête et chez l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être : c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur : c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui : leur nature, leur existence leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui : ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que l’ennui.

Or cet effort incessant, qui constitue le fond même de toutes les formes visibles revêtues par la volonté, arrive enfin, dans les sommets de l’échelle de ses manifestations objectives, à trouver son principe vrai et le plus général : là, en effet, la volonté se révèle à elle-même en un corps vivant, qui lui impose une loi de fer, celle de le nourrir ; et ce qui donne vigueur à cette loi, c’est que ce corps c’est tout simplement la volonté même de vivre, mais incarnée. Voilà bien pourquoi l’homme, la plus parfaite des formes objectives de cette volonté, est aussi et en conséquence, de tous les êtres le plus assiégé de besoins : de fond en comble, il n’est que volonté, qu’effort ; des besoins par milliers, voilà la substance même dont il est constitué. Ainsi fait, il est placé sur la terre, abandonné à lui-même, incertain de tout, excepté de ses besoins et de son esclavage : aussi le soin de la conservation de son existence, au milieu d’exigences si difficiles à satisfaire, et chaque jour renaissantes, c’en est assez d’ordinaire pour remplir une vie d’homme. Ajoutez un second besoin que le premier traîne à sa suite, celui de perpétuer l’espèce. En même temps, de tous côtés viennent l’assiéger des périls variés à l’infini, auxquels il n’échappe qu’au prix d’une surveillance sans relâche. D’un pas prudent, avec un regard inquiet qu’il promène partout, il s’avance sur sa route : mille hasards, mille ennemis sont là, aux aguets. Telle était sa démarche aux temps de la sauvagerie, telle elle est en pleine civilisation ; pour lui, pas de sécurité :

Qualibus in tenebris vitæ, quantisque periclis,
Degitur hoce ævi, quodcumque est ![1]
______________________(Lucr., II, 15.)

  1. Au milieu de quels dangers de quelles ténèbres, ne se passe point ce peu qui nous est accordé de vie !