Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/372

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autre de ses manifestations, qu’il a niée ; qu’enfin, s’il se considère en soi comme pure volonté, c’est lui-même que dans sa violence il combat, lui-même qu’il déchire ; — il sent, dis-je, de son côté cette vérité, il n’en a pas une notion abstraite, il la sent obscurément : et c’est là ce qu’on nomme le remords, ou plus spécialement le sentiment de l’injustice commise.

Telle est l’injustice, réduite par l’analyse à sa formule la plus générale ; mais sous forme concrète, elle trouve son expression la plus accomplie, la plus exacte, la plus saisissante, dans le cannibalisme : c’en est là le type le plus clair, le plus proche ; c’est l’image effroyable du combat de la volonté contre elle-même en ce qu’il a de plus violent, la volonté étant là arrivée à son plus haut degré, à l’état d’humanité. Puis vient l’assassinat, si promptement suivi du remords : nous venons de le définir en termes abstraits et secs ; ici il se révèle avec une redoutable clarté, détruisant le repos, portant à l’âme une blessure qui de la vie ne se guérira ; là, notre épouvante en face du crime commis, notre horreur à l’instant de le commettre, sont les signes de ce prodigieux attachement à la vie, qui est l’âme même de tout être vivant, justement en sa qualité de forme visible de la volonté de vivre. (Au surplus, ce sentiment produit en nous par l’injustice et le mal accomplis, le remords de conscience en un mot, sera l’objet d’une analyse plus complète, destinée à le transformer en une notion claire.) Ensuite viennent des actes identiques pour le fond au meurtre, et différents seulement par le degré : c’est la mutilation infligée exprès, les simples blessures, même les coups. — L’injustice se manifeste encore en tout acte ayant pour effet de soumettre à notre joug autrui, à le réduire en esclavage ; en toute entreprise sur les biens d’un autre, car songez que ces biens sont les fruits de son travail, et vous verrez que cette entreprise est au fond identique à l’acte précédent, et qu’entre les deux le rapport est le même qu’entre une blessure et un meurtre.

En effet, pour qu’il y ait propriété, pour qu’il y ait injustice à prendre à un homme un certain bien, il faut, d’après notre théorie de l’injustice, que ce bien soit le travail produit par les forces de cet homme : en le lui enlevant, dès lors on ravit à la volonté incarnée dans un corps donné les forces de ce corps, pour les mettre au service de la volonté incarnée dans un autre corps. C’est la condition nécessaire pour que l’auteur de l’injustice, sans s’attaquer au corps d’un autre, et simplement en touchant à un objet sans vie, différent de cet autre, soit pourtant coupable d’une irruption dans la sphère où est affirmée par un étranger la volonté, cette chose étant comme unie naturellement et identifiée avec les forces, le travail du corps d’autrui. Ainsi donc, tout droit véritable, tout droit