Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/391

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celles des autres formes du principe de raison suffisante. Et avec cette intelligence ainsi bornée, il ne voit pas l’essence des choses, qui est une ; il en voit les apparences, il les voit distinctes, divisées, innombrables, prodigieusement variées, opposées même. Il prend la joie pour une réalité, et la douleur pour une autre ; il voit en tel homme un bourreau et un meurtrier, en tel autre un patient et une victime ; il place le crime ici, et la souffrance ailleurs. Il voit celui-ci vivre dans la joie, l’abondance et les plaisirs, tandis qu’à la porte, celui-là meurt torturé par le besoin et le froid. Alors il demande : Où donc est l’équité ? Et lui-même, dans cette ardeur de vouloir qui est sa substance et son être, se précipitera sur les joies et les plaisirs de la vie ; il s’y cramponnera de toutes ses forces ; et il ne saura pas que dans cet acte de sa volonté, ce qu’il saisit, ce qu’il attache à sa propre chair, ce sont les douleurs et les souffrances de l’existence, c’est l’objet même de sa terreur. Il voit le mal, il voit la méchanceté dans le monde : mais comme il est loin de voir que ce sont là deux faces différentes, et rien de plus, dans lesquelles apparaît l’universelle volonté de vivre ! Il les croit bien distinctes, ou plutôt même opposées, et souvent il appelle à son aide la méchanceté, il cause la souffrance d’autrui, pour épargner à son propre individu la souffrance : prisonnier qu’il est du principe d’individuation ! dupe du voile de Maya ! — Ainsi, sur la mer courroucée, lorsque, écumeuse et hurlante, elle élève et engloutit des montagnes d’eau, le marin, sur son banc, se fie à son faible canot ; de même, au milieu d’un océan de douleurs, s’assied paisible l’homme encore à l’état d’individu ; il s’abandonne et se fie au principe d’individuation, c’est-à-dire à l’aspect que les choses prennent pour les yeux de l’individu, l’aspect du phénomène. L’univers sans bornes, plein d’une inépuisable douleur, avec son passé infini, son avenir infini, cet univers ne lui est rien. Il n’y croit pas plus qu’à un conte. La personne, cette personne qui va s’évanouissant ; son existence présente, ce point sans étendue ; son plaisir du moment, voilà la seule réalité qui existe pour lui : c’est pour sauver cela, qu’il fait tout, jusqu’au moment où une notion plus vraie des choses dessille ses yeux. Jusque-là, il faut descendre dans les profondeurs dernières de sa conscience pour y trouver l’idée, bien obscurcie, que tout cela ne lui est point tant étranger, qu’entre le reste et lui il y a des liens dont le principe d’individuation ne saurait le débarrasser. Là est l’origine de ce sentiment, si irrésistible, si naturel à l’homme (et peut-être aussi aux plus intelligents des animaux), cette horreur qui nous saisit soudain quand, par quelque accident, nous nous trompons dans l’usage du principe d’individuation, et que le principe de raison suffisante, sous une quelconque de ses formes, semble souffrir une exception ; par exemple,