Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/394

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de la peine, il faut s’élever infiniment au-dessus de l’individualité et du principe qui la rend possible : c’est pourquoi, comme une autre notion voisine et accessible au prix des mêmes efforts, la notion de l’essence de la vertu, elle demeurera toujours inaccessible au plus grand nombre. — Aussi les sages ancêtres du peuple hindou, si, dans les Védas dont la lecture est permise aux trois castes régénérées, dans leur doctrine ésotérique, ils l’ont exprimée directement, autant du moins que la pensée raisonnée et le langage en sont capables, et autant que le permet leur mode d’exposition imagé et rhapsodique ; en revanche, là où le peuple pénètre, dans la doctrine exotérique, ils ne l’ont laissée passer que sous forme de mythe. Nous en trouvons l’expression directe dans les Védas, ce fruit de la plus haute science et de la plus haute sagesse humaine, dont le noyau, les Oupanishads, nous est enfin parvenu, et demeure le plus riche présent que nous devions au siècle actuel. Les expressions en sont variées ; en voici une en particulier : devant l’œil du néophyte défile la série des êtres, vivants et sans vie, et sur chacun d’eux est prononcé le mot invariable, qu’on appelle pour ce motif la Formule, la Mahavakya : Tatoumes, ou plus correctement : Tat twam asi, c’est-à-dire : « Tu es ceci[1]. » — Quant au peuple, il s’agissait de faire pénétrer en lui cette grande vérité, autant que son esprit borné peut la recevoir ; pour cela, elle fut traduite dans la langue du principe de raison suffisante. Certes, en elle-même et par nature, cette langue se refuse à rendre complètement une telle vérité, car entre elles il y a contradiction absolue ; toutefois il fut possible d’en créer un succédané, mais sous forme de mythe. C’était assez pour fournir une règle de conduite ; car le mythe, tout en étant le produit d’un mode de connaissance fondé sur le principe de raison suffisante et par conséquent à jamais inconciliable avec cette vérité, arrive pourtant à enfermer dans une image la pensée morale qui en est le fond. Et c’est là tout le but, en général, des doctrines religieuses : elles ne font toutes que mettre sous une enveloppe mythique une vérité inaccessible à l’entendement vulgaire. Aussi, à ce point de vue, on pourrait, dans la langue de Kant, appeler le mythe en question un postulat de la raison pratique : seulement, à le prendre ainsi, il a le grand avantage de ne contenir aucun élément qui ne soit emprunté au domaine de la réalité visible ; si bien que toutes les idées qui y sont portent un vêtement imagé. C’est du mythe de la transmigration des âmes qu’il s’agit. Voici ce qu’il nous enseigne : « Toute souffrance que vous aurez infligée à d’autres êtres durant votre vie, vous devrez, dans une vie ultérieure, et en ce même monde, vous en purifier en la

  1. Oupnek’hat, vol. I, p. 60 et suiv.