Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/402

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Quand un homme, en toute occasion, dès que nulle puissance ne le retient, a un penchant à commettre l’injustice, nous disons qu’il est méchant. Rappelons-nous notre explication du mot « injustice » ; ce que nous voulons dire, c’est qu’il ne se contente pas d’affirmer la Volonté de vivre, telle qu’elle se manifeste dans son corps ; mais il pousse cette affirmation jusqu’à nier la Volonté en tant qu’elle apparaît dans d’autres individus ; et la preuve, c’est qu’il tente d’asservir leurs forces à sa propre volonté, et de supprimer leur existence dès qu’ils font obstacle aux prétentions de cette volonté. La source dernière de cette humeur, c’est l’égoïsme porté à un degré extrême, et tel que nous l’avons analysé précédemment. De là ressortant deux vérités : d’abord celle-ci, que ce qui apparaît en un pareil homme, c’est une volonté de vivre extraordinairement violente et qui dépasse de beaucoup la simple affirmation de son propre corps ; et en second lieu, cette autre, que l’esprit de cet homme est soumis sans réserve au principe de causalité et comme prisonnier du principium individuationis ; d’où vient qu’il prend tout à fait au sérieux les distinctions absolues introduites par ce principe entre sa personne et tout le reste des êtres ; qu’il cherche son bien-être particulier, et cela seul, entièrement indifférent d’ailleurs à celui de tous les autres : ceux-ci, pour mieux dire, lui sont tout à fait étrangers ; il les voit séparés de lui comme par un large abîme, et même il ne voit en eux que de purs fantômes sans nulle réalité. — Ces deux traits sont les deux éléments essentiels du caractère méchant.

La Volonté, dans cet état d’exaspération, est nécessairement et par nature une source intarissable de souffrances. La première raison en est que toute volonté a pour essence même de naître d’un besoin, et par conséquent d’une souffrance. (Et voilà justement pourquoi, comme nous l’avons vu dans le troisième livre, un des éléments premiers de la jouissance que nous procure le beau, c’est ce silence momentané de la Volonté, qui s’établit à l’instant où nous nous abandonnons à la contemplation esthétique, où nous nous réduisons, dans cet acte de connaissance, au rôle de sujet pur et sans volonté, de simple terme corrélatif de l’Idée.) Une autre raison, c’est que, grâce à la causalité qui enchaîne les choses, le plus grand nombre des désirs sont destinés à ne point rencontrer leur satisfaction : la Volonté sera donc bien plus souvent contrariée que contentée ; et plus une Volonté sera violente et multipliera ses élans, plus seront violentes et multiples les souffrances qu’elle traînera à sa suite. Qu’est-ce, en effet, qu’une souffrance ? Simplement une volonté qui n’est pas contentée, et qui est contrariée : même la douleur physique, qui accompagne la désorganisation ou la destruction du corps, n’a pas d’autre principe ; ce qui la rend possible, c’est que le corps est la Volonté même à l’état d’objet.