Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/409

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riches récoltes ; — si le bandit qui tue pour une récompense est un assassin, le vrai croyant qui livre aux flammes l’hérétique ne l’est pas moins ; et de même aussi, à ne considérer que l’état intérieur des âmes, le croisé qui va égorger des Turcs en Terre sainte : l’un et l’autre agissent au fond avec la pensée de gagner une place dans le paradis. Ainsi donc, ils ne songent qu’à eux-mêmes, à leur propre égoïsme, comme le bandit : s’il y a entre eux et lui une différence, elle tient à l’absurdité du moyen qu’ils prennent. — Nous l’avons dit déjà, pour atteindre du dehors la volonté, il faut employer des motifs ; or, les motifs changent la façon dont la volonté se manifeste, non la volonté même. « Velle non discitur. »

Quand il s’agit d’une bonne action dont l’auteur s’est inspiré de certains dogmes, il faut toujours distinguer si ces dogmes en ont été le motif réel, ou s’ils ne seraient pas, comme nous le disions plus haut, l’explication illusoire dont on se sert pour contenter sa raison au sujet d’un acte sorti d’une tout autre source : on a fait l’action parce qu’on est bon ; on est incapable de l’expliquer correctement, parce qu’on n’est pas philosophe ; et pourtant on a besoin de s’en donner une explication. Seulement la distinction est difficile à faire : il faut pénétrer jusqu’au fond des intentions. C’est pourquoi nous ne pouvons presque jamais juger exactement, au point de vue moral, les actes d’autrui ; et les nôtres même, rarement. — Les actions et la manière de se conduire, soit d’un individu, soit d’un peuple, peuvent être grandement modifiées par leurs croyances, par l’exemple, par l’habitude. Mais au fond les actions, ces opera operata, sont de pures et vaines images, et une seule chose leur donne une signification morale : c’est l’intention qui les inspire. Or, une même intention peut parfaitement se trouver associée avec des phénomènes extérieurs très divers. Deux hommes peuvent, étant des méchants du même degré, mourir, l’un sur la roue, l’autre dans les bras des siens. Un même degré de méchanceté peut se manifester, chez tel peuple en traits grossiers, sous forme d’habitudes de mentir et de cannibalisme, et chez tel autre en traits plus déliés, en miniature[1], sous forme d’intrigues de cour, d’oppression du faible, de cabales artificieuses : le fond des choses n’en est pas moins le même. Imaginez qu’un état parfait, ou qu’une religion absolument établie dans les esprits et promettant après la mort des peines ou des récompenses, arrivât à empêcher toute espèce de crime : politiquement, ce serait un grand bien d’obtenu ; moralement, on n’aurait rien fait : ou plutôt on aurait empêché que la vie ne devînt aussi promptement l’image de la volonté.

Ainsi donc, la bonté sincère, la vertu désintéressée, la noblesse

  1. En français dans le texte.