Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/412

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chant qui va vers l’injustice ; et elle pourra ainsi produire quelque degré que ce soit de bonté, y compris la résignation. Il ne faut donc pas croire que l’homme bon soit par là même une manifestation moins énergique de la Volonté qu’un méchant ; seulement, chez lui la connaissance maîtrise l’aveugle élan de la Volonté. Sans doute, il est des individus qui n’ont d’un bon cœur que l’apparence et qui le doivent à la faiblesse avec laquelle la Volonté apparaît en eux ; mais bientôt on voit ce qu’ils sont au fond : des êtres impuissants à remporter sur eux-mêmes une victoire un peu difficile, le jour où il s’agit de mener à bien une action juste ou bonne.

Maintenant, voici un homme qui s’offre à nous : le cas est rare ; il possède de grands biens, mais il en use peu pour lui-même, et tout ce qui lui reste, il le donne aux malheureux ; il se prive ainsi de bien des plaisirs, et consulte fort peu ses convenances. Si nous essayons de nous, expliquer la conduite de cet homme, et si nous écartons les croyances auxquelles lui-même rapporte le principe de ses actes pour les rendre concevables à sa Raison, nous verrons que l’expression générale la plus simple, le caractère essentiel de toute sa conduite, c’est qu’il fait moins de différence que personne entre lui-même et autrui. Tandis qu’aux yeux de plusieurs, cette différence est telle, que le méchant fait sa joie de la souffrance d’autrui, et que l’homme injuste s’en fait un instrument fort acceptable pour se procurer du bien-être ; tandis que l’homme simplement juste s’en tient à ne pas en infliger aux autres ; tandis qu’enfin la foule des hommes connaît et voit tout auprès d’elle d’innombrables douleurs, souffertes par autrui, mais ne se décide pas à s’imposer les quelques privations qu’il faudrait pour les adoucir ; ce qui veut dire que, chez tous ceux-là, l’idée qui domine, c’est celle d’une profonde différence entre le moi et le reste ; au contraire, chez cet homme de grand cœur que nous imaginons, cette différence n’a plus tant d’importance ; le principe d’individuation, la forme phénoménale des choses, ne lui en impose plus si fort ; la souffrance qu’il voit endurer par un autre le touche presque d’aussi près que la sienne propre : aussi cherche-t-il à rétablir l’équilibre entre les deux, et, pour cela, il se refuse des plaisirs, il s’impose des privations, afin d’adoucir les maux d’autrui. Il sent bien que la différence entre lui et les autres, cet abîme aux yeux du méchant, n’est qu’une illusion passagère, de l’ordre du phénomène. Il connaît, d’une façon immédiate et sans raisonner, que la réalité, cachée derrière le phénomène qu’il est, est la même en lui qu’en autrui : car elle est cette Volonté de vivre, qui constitue l’essence de toute chose, et qui vit partout ; oui, partout, car elle rayonne également chez les animaux, et