Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/420

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pleinement, pour toujours, brisant l’aiguillon des désirs, fermant tout accès aux douleurs, et épurant et sanctifiant notre être. Mais bientôt l’illusion des apparences nous enveloppe de nouveau, et de nouveau elles mettent en mouvement notre volonté : nous ne pouvons nous délivrer. L’espérance avec ses appâts, le présent avec ses flatteries, les jouissances avec leurs attraits, le bien-être qui parfois nous échoit personnellement en partage au milieu d’un monde souffrant, soumis au hasard et à l’erreur, toutes ces séductions nous ramènent en arrière et resserrent nos liens. Aussi Jésus dit-il : « Il est plus facile de faire passer un câble par le trou d’une aiguille, qu’à un riche d’entrer au royaume de Dieu. »

Si nous comparons la vie à un cercle qu’on parcourt, et dont une partie est faite de charbons ardents, tandis que certaines places sont froides, on peut dire que les places froides consolent le malheureux, dupe de l’illusion, quand il s’y trouve, et qu’il est encouragé ainsi à poursuivre sa course. Mais celui qui voit au delà du principe d’individuation, qui connaît l’essence des choses en soi et par suite embrasse l’ensemble, celui-là n’est plus accessible à cette consolation : il se voit lui-même à la fois dans toutes les places, et il se retire du cercle. — Sa volonté se replie : elle n’affirme plus son essence, représentée dans le miroir du phénomène ; elle la nie. Ce qui met en évidence cette transformation, c’est le passage que l’homme exécute alors, de la vertu à l’ascétisme. Il ne lui suffit plus d’aimer les autres à l’égal de sa personne, et de faire pour eux ce qu’il ferait pour lui-même : en lui naît un dégoût contre l’essence de la volonté de vivre, dont son phénomène est l’expression, contre cette essence qui est le fond et la substance d’un monde dont il voit la misère lugubre. Aussi la rejette-t-il, en tant qu’elle se manifeste en lui, et qu’elle s’exprime par son corps ; sa conduite dément ce phénomène du vouloir, et se met avec lui en contradiction ouverte. N’étant rien au fond, qu’un phénomène de la volonté, il cesse de vouloir quoi que ce soit, il se défend d’attacher sa Volonté à aucun appui, il s’efforce d’assurer sa parfaite indifférence envers toutes choses. — Son corps, sain et fort, exprime par ses organes de reproduction le désir sexuel ; mais lui, nie la Volonté, et donne à son corps un démenti : il refuse toute satisfaction sexuelle, à n’importe quelle condition. Une chasteté volontaire et parfaite est le premier pas dans la voie de l’ascétisme, ou de la négation du vouloir-vivre. La chasteté nie cette affirmation de la Volonté, qui va au delà de la vie de l’individu ; elle marque ainsi que la Volonté se supprime elle-même, en même temps que la vie de ce corps qui est sa manifestation. La nature le dit, et la nature est toujours véridique et naïve : si cette maxime devenait universelle, l’espèce humaine disparaîtrait. Or, après ce que j’ai dit, dans mon deuxième