Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/447

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à nouveau en la purgeant de toute erreur : c’est la doctrine qui enseigne que la Volonté n’est pas libre, qu’elle est originairement soumise à la servitude du mal ; par suite, les œuvres de la Volonté sont toujours fautives et défectueuses, jamais elles ne peuvent donner satisfaction à la justice ; elles sont absolument impuissantes à nous sauver, la foi seule en est capable ; mais nous ne pouvons acquérir la foi par une détermination du libre arbitre ; elle ne nous peut venir que d’un coup de la grâce, indépendamment de notre participation, par une sorte d’influence extérieure. — Ce dogme vraiment évangélique, ainsi que ceux que nous avons cités plus haut, fait partie de ces principes que l’esprit borné et grossier de notre siècle rejette comme absurdes, ou qu’il défigure : malgré saint Augustin, malgré Luther, la croyance actuelle, imbue du pélagianisme bourgeois qui constitue justement le rationalisme contemporain, dédaigne ces dogmes profonds qui sont, à vrai dire, la propriété et l’essence du christianisme ; elle préfère prendre pour unique point d’appui, pour centre principal de la religion, un dogme issu du judaïsme et conservé par lui, mais qui ne se rattache au christianisme que par un lien purement historique[1]. — Quant à nous, nous constatons, dans la

  1. Voici qui confirme l’exactitude de mon assertion : dès que l’on fait abstraction du dogme fondamental du judaïsme, dès que l’on reconnaît que l’homme n’est pas l’œuvre d’un autre, mais l’œuvre de sa propre volonté, l’on supprime du même coup tout ce que la dogmatique chrétienne, systématiquement établie par saint Augustin, contenait de contradictoire et d’absurde ; or c’est précisément cela qui avait suscité la sotte opposition des pélagiens. Tout devient alors clair et rigoureux : il n’y a plus besoin d’admettre aucune liberté dans les œuvres (operari), puisqu’elle existe dans l’être (esse) ; c’est également dans l’être que réside le péché en tant que péché originel ; quant à la grâce efficace, elle nous appartient en propre. En revanche, au point de vue rationaliste du jour, beaucoup de doctrines de la dogmatique augustinienne, fondées sur le Nouveau Testament, nous paraissent tout à fait insoutenables et même révoltantes, par exemple la doctrine de la prédestination. Se tenir à ce point de vue, c’est renoncer à ce qu’il y a de vraiment chrétien dans le dogme, c’est retourner au plus grossier judaïsme. Mais l’erreur de compte, ou plutôt le vice originel de la doctrine chrétienne gît là où on ne le cherche jamais, c’est-à-dire justement dans le point que l’on déclare admis et certain, et qu’en cette qualité l’on élève au-dessus de tout examen. Si l’on fait abstraction de ce dogme, toute la dogmatique chrétienne devient rationnelle ; car il ne corrompt pas seulement la science, mais aussi la théologie. En effet, lorsqu’on étudie la théologie augustinienne dans le De civitate Dei (particulièrement au XIVe livre), l’on éprouve la même impression que si l’on voulait mettre en équilibre un corps dont le centre de gravité est extérieur : on a beau le tourner et le replacer, il fait toujours la culbute. C’est ce qui arrive également ici, en dépit de tous les efforts et de tous les sophismes de saint Augustin : la responsabilité du monde et de ses misères retombe toujours sur Dieu qui a tout créé, absolument tout, et qui savait en outre ce qu’il devait en advenir. Saint Augustin lui-même avait déjà pleine conscience de cette difficulté qui l’embarrassait fort ; c’est ce que j’ai établi dans mon mémoire sur le libre arbitre (chap. IV, p. 66-68 de la 1ère édit.). — Il en est de même de la contradiction entre la bonté de Dieu et la misère du monde, comme aussi entre le libre arbitre et la prescience divine ; cette question a formé le thème inépuisable d’une controverse quasi séculaire entre les cartésiens, Malebranche, Leibniz, Bayle, Clarke, Arnauld et autres ; malheureusement il y avait un point auquel pas un des controversistes n’osait toucher, savoir : l’existence de Dieu, avec tout son cortège de propriétés ; ils tournent tous indéfiniment dans le même cercle, en essayant de concilier les contradictoires :