Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/52

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où le dernier anneau apparaît inopinément comme le point d’attache du premier ; c’est une chaîne sans fin, et le matérialiste ressemble au baron de Munchhausen qui, se débattant dans l’eau, monté sur son cheval, l’enlève avec ses jambes et s’enlève lui-même par la queue de sa perruque ramenée en avant. L’absurdité intrinsèque du matérialisme consiste donc à prendre comme point de départ un élément objectif, qu’il engendre finalement au terme de ses explications. Cet élément objectif, il le voit soit dans la matière considérée in abstracto, comme pure idée, soit dans la matière déjà revêtue de sa forme propre et telle qu’elle est donnée dans l’expérience, par exemple les corps simples de la chimie, avec leurs combinaisons élémentaires. Telle est la réalité qu’il pose comme existant en soi et absolument, pour en faire sortir ensuite l’organisation et à la fin le sujet pensant ; il se flatte d’en donner ainsi une explication aussi complète que possible : la vérité est que toute existence objective est déjà, d’une manière ou de l’autre, conditionnée en tant qu’objet par le sujet et ses formes, qu’elle se trouve toujours contenir implicitement ; elle disparaît donc, si par la pensée on supprime le sujet.

Le matérialisme est un effort pour expliquer par des données médiates ce qui est donné immédiatement. Il considère la réalité objective, étendue, active, en un mot matérielle, comme un fondement si solide, que ses explications ne laissent rien à désirer, du moment qu’elles sont appuyées sur un tel principe, corroboré lui-même par la loi de l’action et de la réaction. Or, cette prétendue réalité objective est une donnée purement médiate et conditionnée ; elle n’a donc qu’une existence toute relative : la chose, en effet, a dû passer tout d’abord par le mécanisme du cerveau et être transformée par lui, entrer ensuite dans les formes de l’entendement, temps, espace, causalité, avant d’apparaître, grâce à cette dernière élaboration, comme étendue dans l’espace et agissant dans le temps. Et c’est par une donnée de cette nature que le matérialisme se flatte d’expliquer la donnée immédiate de la représentation (sans laquelle la première ne saurait exister), que dis-je ? la volonté elle-même, tandis que c’est elle, au contraire, qui rend intelligibles toutes ces forces primitives dont les manifestations sont réglées par la loi de causalité. À cette affirmation, que la pensée est une modification de la matière, il sera toujours permis d’opposer l’affirmation contraire, que la matière est un simple mode du sujet pensant, autrement dit une pure représentation. Il n’en est pas moins vrai que le but réel et la forme idéale de toute science naturelle est une explication matérialiste des choses, poussée aussi loin que possible. Or, de l’inintelligibilité reconnue du matérialisme résulte une autre vérité qui sera l’objet de considérations ultérieures : c’est qu’aucune