Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/56

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de phénomènes dans le passé ; ce passé est d’ailleurs conditionné par ce premier présent, qu’il conditionne lui-même en tant que présent.

Ainsi le passé, aussi bien que le premier présent qui en sort, dépendent l’un et l’autre du sujet pensant, sans lequel ils ne seraient rien ; toutefois c’est ce passé qui empêche le présent en question d’apparaître comme véritablement premier, comme s’il n’avait derrière lui aucun passé qui l’eût engendré, comme s’il était, en un mot, l’origine même du temps ; il semble, au contraire, succéder nécessairement à un passé, et cela d’après la loi d’existence dans le temps, absolument comme le phénomène qui le remplit dérive, selon la loi de causalité, d’états antérieurs qui se sont produits dans ce passé. On pourrait, pour les amateurs d’apologues mythologiques plus ou moins ingénieux, comparer le commencement du temps, qui pourtant n’a pas commencé, à la naissance de Chronos (χρόνος), le plus jeune des Titans, lequel, ayant émasculé son père, mit fin aux productions monstrueuses du ciel et de la terre, remplacées bientôt par la race des dieux et des hommes.

Ce développement à l’occasion du matérialisme, le plus conséquent des systèmes philosophiques qui partent de l’objet, a encore l’avantage de bien faire ressortir l’étroite dépendance du sujet et de l’objet l’un à l’égard de l’autre ; il montre aussi leur invincible contradiction ; un tel résultat nous conduit à rechercher l’essence intime du monde comme chose en soi, non plus dans l’un des deux termes extrêmes de la représentation, mais dans un élément qui en diffère de tout point et ne soit pas frappé de cette contradiction primitive et radicale, aussi bien qu’insoluble.

En regard de la philosophie qui part de l’objet pour en déduire le sujet, nous rencontrons la doctrine opposée, qui prend pour principe le sujet et s’efforce d’en tirer l’objet. Mais si la première a été, jusqu’à nos jours, représentée par de nombreux systèmes, il n’existe guère de la seconde qu’un spécimen unique et tout récent : c’est la doctrine de J.-G. Fichte (si on peut appeler cela une doctrine) ; à ce point de vue au moins, elle mérite d’être signalée, quelque faible d’ailleurs qu’en soit la valeur intrinsèque ; au fond, c’est là une philosophie pour rire ; toutefois, débitée de l’air le plus grave et sur le ton le plus sérieux du monde, défendue, il faut le dire aussi, avec une ardeur et une éloquence peu communes contre d’assez pauvres adversaires, elle a pu un moment éblouir et faire illusion. Mais ce sérieux de la pensée, qui, affranchie de toute influence étrangère, vise imperturbablement un but unique, la vérité, Fichte en était tout à fait dépourvu, comme le sont en général les philosophes, ses pareils, qui se laissent façonner par les circonstances. Comment en pourrait-il être autrement ? C’est par l’effort tenté pour se