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le monde comme volonté et comme représentation

l’imagination de dépeindre le bonheur ainsi obtenu et si longtemps espéré, aussitôt notre pouls bat joyeusement et le cœur se sent léger comme une plume ; et cet état persiste jusqu’à ce que l’intellect s’arrache à son rêve. Une circonstance quelconque nous rappelle-t-elle à ce moment le souvenir d’une offense ou d’un tort subis il y a longtemps, la colère et la fureur agiteront notre poitrine si calme tout à l’heure. Mais voici que surgit, amenée comme par hasard, l’image d’une femme aimée, morte depuis longtemps, chère évocation à laquelle vient se rattacher tout un roman avec ses scènes enchanteresses, et la colère fait place à un désir ardent et mélancolique. Enfin une circonstance qui autrefois a tourné à notre honte nous revient à l’esprit : nous nous recroquevillons sur nous-mêmes, une vive rougeur couvre notre front, et nous cherchons par quelque phrase lancée à haute voix à nous distraire violemment de ce souvenir, à le repousser, semblables à celui qui cherche à écarter les mauvais esprits. Comme on le voit, l’intellect fait la musique et la volonté danse en mesure. La volonté est comme un enfant que sa bonne peut faire passer par les sentiments les plus divers, en lui faisant des contes alternativement tristes ou joyeux. La raison de ce rapport réciproque, c’est que la volonté par elle-même ne connaît pas et que l’entendement qui lui est associé est incapable de vouloir. La volonté est semblable à un corps mis en mouvement ; l’entendement, centre de motifs, aux causes qui le font mouvoir. Dans ces rapports réciproques, la volonté conserve toutefois la suprématie, et elle le fait voir quand, lasse de servir de jouet à l’intellect, elle lui fait sentir en dernier ressort sa puissance souveraine, en lui interdisant certaines représentations, certaines séries d’idées, et cela parce qu’elle sait, ou plutôt parce que l’intellect lui a appris que ces représentations feraient naître en elle un des mouvements que nous venons de décrire à ce moment, elle refrène l’intellect elle force à détourner ailleurs son attention. Et il faut que l’intellect se résigne à ce revirement, si pénible qu’il lui paraisse, une fois que la volonté l’exige sérieusement : ou plutôt, les résistances manifestées à propos de ce changement ne partent pas de l’intelligence, qui en elle-même est toujours indifférente, mais de la volonté même, qui est en partie attirée vers une représentation pour laquelle elle éprouve, d’autre part, de la répulsion. Cette représentation en effet l’intéresse d’un côté, parce qu’elle la remue ; mais en même temps la connaissance abstraite lui dit que cette représentation lui causera inutilement une secousse pénible ou indigne ; et alors la volonté prend une décision conforme à cette dernière connaissance et contraint l’intellect à obéir. « Être maître de soi-même, » voilà l’expression qui caractérise le résultat décisif de cette lutte ; évidemment le maître, c’est la volonté, le serviteur est l’intellect ; car le gouvernail est dirigé en