Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/100

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de lui crier mon péril. Un sentiment de honte me retenait. Pouvais-je expliquer mon inquiétude ? Comment répondre au regard étonné de cet homme bien élevé ? Il dormait confortablement, la tête sur l’oreiller, soigneusement enroulé, ses mains gantées, croisées sur sa poitrine : de quel droit irais-je le réveiller parce qu’un autre voyageur avait tiré le rideau de la lampe ? N’y avait-il pas déjà quelque symptôme de folie dans mon esprit, qui s’obstinait à rattacher le geste de l’homme à la connaissance qu’il aurait eue du sommeil de l’autre ? N’étaient-ce pas deux événements différents appartenant à des séries diverses, qu’une simple coïncidence rapprochait ? Mais ma crainte s’y butait et s’y obstinait ; si bien que, dans le silence rythmé du train, je sentais battre mes tempes ; une ébullition de mon sang, qui contrastait douloureusement avec le calme extérieur, faisait tournoyer les objets autour de moi, et des événements futurs et vagues, mais avec la précision devinée de choses qui sont sur le point d’arriver, traversaient mon cerveau dans une procession sans fin.

Et tout à coup un calme profond s’établit en moi. Je sentis la tension de mes muscles se relâcher dans un abandon entier. Le tourbillonnement de la pensée s’arrêta. J’éprouvai la chute intérieure qui précède le sommeil et l’évanouissement, et je m’évanouis véritablement les yeux ouverts. Oui, les yeux ouverts et doués d’une puissance infinie dont ils se servaient sans peine. Et la détente était si complète que j’étais à la fois incapable de