Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/101

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gouverner mes sens ou de prendre une décision, de me représenter même une idée d’agir qui eût été à moi. Ces yeux surhumains se dirigèrent d’eux-mêmes sur l’homme à la figure mystérieuse, et, bien que perçant les obstacles, ils les percevaient. Ainsi je sus que je regardais à travers une dépouille de léopard et à travers un masque de soie couleur de peau humaine, crêpon couvrant un face basanée. Et mes yeux rencontrèrent immédiatement d’autres yeux d’un éclat noir insoutenable : je vis un homme vêtu d’étoffes jaunes, à boutons qui semblaient d’argent, enveloppé d’un manteau brun : je le savais couvert de la peau de léopard, mais je le voyais. J’entendais aussi (car mon ouïe venait d’acquérir une acuité extrême) sa respiration pressée et haletante, semblable à celle de quelqu’un qui ferait un effort considérable. Mais l’homme ne remuant ni bras ni jambes, ce devait être un effort intérieur ; c’en était un, à coup sûr — car sa volonté annihilait la mienne.

Une dernière résistance se manifesta en moi. Je sentis une lutte à laquelle je ne prenais réellement pas part ; une lutte soutenue par cet égoïsme profond qu’on ne connaît jamais et qui gouverne l’être. Puis des idées vinrent flotter devant mon esprit — idées qui ne m’appartenaient pas, que je n’avais pas créées, auxquelles je ne reconnaissais rien de commun à ma substance, perfides et attirantes comme l’eau noire vers laquelle on se penche.