Page:Senancour - Rêveries, 1833.djvu/29

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semble que le temps n’ait laissé subsister que ce qui passe sans cesse.

Dans la solitude, on est moins l’homme de son siècle ; on redevient l’homme de tous les temps. Lorsqu’au lieu de prétendre déterminer nos sensations, ou diriger notre pensée, nous nous laissons entraîner par les mouvemens extérieurs, nous nous animons sans nous épuiser, et nos jouissances ne sont pas suivies d’abattement. Notre force consiste à obéir volontiers : c’était notre destination d’être portés par le torrent des êtres.

Livrés selon l’ordre naturel à ce qui change autour de nous, dans cet ordre toujours mobile, nous sommes ce que nous font le calme, l’ombre, le bruit d’un insecte, l’odeur d’une herbe : nous partageons cette vie générale, et nous nous écoulons avec ces formes instantanées. Nous nous retrouvons nous-mêmes dans ce qui agit, dans ce qui végète, dans l’attitude assurée d’un chamois, dans le port d’un cèdre, dont les branches s’inclinent, afin de s’étendre avec plus de liberté, dans tout l’aspect du monde, qui est plein d’oppositions, parce qu’il est soumis à l’ordre, et qui s’altère constamment pour se maintenir toujours.