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LETTRE XL.

Lyon, 14 mai, VI.

J’étais près de la Saône, derrière le long mur où nous marchions autrefois ensemble, lorsque nous parlions de Tinian au sortir de l’enfance, que nous aspirions au bonheur, que nous avions l’intention de vivre. Je considérais cette rivière qui coulait de même qu’alors, et ce ciel d’automne, aussi tranquille, aussi beau que dans ces temps-là, dont il ne subsiste plus rien. Une voiture venait ; je me retirai insensiblement, et je continuai à marcher, les yeux occupés des feuilles jaunies que le vent promenait sur l’herbe sèche et dans la poussière du chemin. La voiture s’arrêta ; madame Del... était seule avec sa fille âgée de six ans. Je montai, et j’allai jusqu’à sa campagne, où je ne voulus pas entrer. Vous savez que madame Del... n’a pas vingt-cinq ans, et qu’elle est bien changée : mais elle parle avec la même grâce simple et parfaite ; ses yeux ont une expression plus douloureuse et non moins belle. Nous n’avons rien dit de son mari ; vous vous rappelez qu’il a trente ans de plus qu’elle, et que c’est une sorte de financier fort instruit quand il s’agit de l’or, mais nul dans tout le reste. Femme infortunée ! Voilà une vie perdue ; et le sort semblait la lui promettre si heureuse ! Que lui manquait-il pour mériter le bonheur, et pour faire le bonheur d’un autre ? Quel esprit ! quelle âme ! quelle pureté d’intention ! Tout cela est inutile. Il y a bientôt cinq ans que je ne l’avais vue. Elle renvoyait sa voiture à la ville : je me fis descendre auprès de l’endroit où elle m’avait rencontré ; j’y restai fort tard.

Comme j’allais rentrer, un homme âgé, faible, et qui paraissait abattu par la misère, s’approcha de moi en me regardant beaucoup ; il me nomma, et me demanda quel-