Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/177

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tement nuancées, et embrasse tout l’État, depuis le prince soumis à Dieu seul, dit-il, jusqu’au plus pauvre décrotteur du faubourg, soumis à la femme qui le loge la nuit sur de la paille usée. Un maître d’hôtel n’ose marcher dans l’appartement de monsieur ; mais, dès qu’il s’est retourné vers la cuisine, le voilà qui règne. Vous prendriez pour le dernier des hommes le marmiton qui tremble sous lui ? Pas du tout : il commande durement à la femme pauvre qui vient emporter les ordures, et qui gagne quelques sous par sa protection. Le valet que l’on charge des commissions est homme de confiance ; il donne lui-même ses commissions au valet dont la figure moins heureuse est laissé aux gros ouvrages ; et le mendiant qui a su se mettre en vogue accable de tout son génie le mendiant qui n’a pas d’ulcère.

Celui-là seul aura pleinement vécu qui passe sa vie entière dans la position à laquelle son caractère le rend propre ; ou bien celui-là encore dont le génie embrasse les divers objets, que sa destinée conduit dans toutes les situations possibles à l’homme, et qui dans toutes sait être ce que sa situation demande. Dans les dangers, il est Morgan ; maître d’un peuple, il est Lycurgue ; chez des barbares, il est Odin ; chez les Grecs, il est Alcibiade ; dans le crédule Orient, il est Zerdust ; il vit dans la retraite comme Philoclès ; il gouverne comme Trajan ; dans une terre sauvage, il s’affermit pour d’autres temps, il dompte les caïmans, il traverse les fleuves à la nage, il poursuit le bouquetin sur les granits glacés, il allume sa pipe à la lave des volcans[1] ; il détruit autour de son asile l’ours du Nord, percé des flèches que lui-même a faites. Mais

  1. Ceci a beaucoup de rapport à un fait rapporté dans l’Histoire des Voyages. Un Islandais a dit à un savant danois qu’il avait allumé plusieurs fois sa pipe à un ruisseau de feu qui coula en Islande pendant près de deux années.