Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/50

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des sapins. C’est dans ces lieux un peu sauvages qu’est ma demeure sur la base de l’aiguille du Midi. Cette cime est l’une des plus belles des Alpes : elle en est aussi l’une des plus élevées, si l’on ne considère pas uniquement sa hauteur absolue, mais aussi son élévation visible, et l’amphithéâtre si bien ménagé qui développe toute la majesté de ses formes. De tous les sommets dont des calculs trigonométriques ou les estimations du baromètre ont déterminé la hauteur, je n’en vois aucun, d’après le simple aperçu des cartes et l’écoulement des eaux, dont la base soit assise dans des vallées aussi profondes ; je me crois fondé à lui donner une élévation apparente à peu près aussi grande qu’à aucun autre sommet de l’Europe.

A la vue de ces gorges habitées, fertiles, et pourtant sauvages, je quittai la route d’Italie, qui se détourne en cet endroit pour passer à Bex, et, me dirigeant vers le pont du Rhône, je pris des sentiers à travers des prés tels que nos peintres n’en font guère. Le pont, le château et le cours du Rhône, en cet endroit, forment un coup d’oeil très-pittoresque ; quant à la ville, je n’y vis de remarquable qu’une sorte de simplicité. Le site est un peu triste, mais de la tristesse que j’aime. Les montagnes sont belles, la vallée est unie ; les rochers touchent la ville et semblent la couvrir ; le sourd roulement du Rhône remplit de mélancolie cette terre comme séparée du globe, et qui paraît creusée et fermée de toutes parts. Peuplée et cultivée, elle semble pourtant affligée ou embellie de toute l’austérité des déserts, lorsque des nuages noirs l’obscurcissent, roulent sur les flancs des montagnes, en brunissent les sombres sapins, se rapprochent, s’entassent, et s’arrêtent immobiles comme un toit ténébreux : ou lorsque, dans un jour sans nuages, l’ardeur du soleil s’y concentre, en fait fermenter les vapeurs invisibles, agite d’une ardeur im-