Page:Sorel - Montesquieu, 1887.djvu/68

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en état d’en entreprendre une autre. Ils étaient maître de l’Afrique, de l’Asie et de la Grèce, sans y avoir presque de villes en propre. Il semblait qu’ils ne conquissent que pour donner : mais ils restaient si bien les maîtres, que, lorsqu’ils faisaient la guerre à quelque prince, ils l’accablaient, pour ainsi dire, du poids de tout l’univers. »

Montesquieu ne se contente point d’analyser le génie de Rome, il le met en action. Il a ressenti, en étudiant les Romains, leurs passions profondes et concentrées ; il n’a pu résister au désir de les peindre, et il a composé le Dialogue de Sylla et d’Eucrate. On a voulu y découvrir un parti pris d’apologie, paradoxale et ironique, de la raison d’État et de l’audace dans le crime. Il est plus juste d’y voir, tout simplement, un coup de génie d’un grand historien qui se fait poète, pour un instant, et porte ses personnages sur le théâtre. Montesquieu les présente selon son goût et selon l’esprit de son siècle. M. Mommsen, si l’inspiration l’avait ainsi soulevé, aurait cherché sans doute, en pareille occurrence, à faire du Shakespeare : son Sylla « au tempérament ardent, au teint blanc qui se colorait à la moindre émotion, aux yeux bleus et perçants, aux beaux traits, généreux, ironique, spirituel, oscillant entre l’enivrement passionné de l’action et les apaisements du réveil », est une sorte de héros romantique. Celui de Montesquieu est tout français, de l’âge classique ; il est nourri de Machiavel, et il parle comme les formidables coureurs