Page:Sorel - Montesquieu, 1887.djvu/89

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de mélancolie janséniste répandue dans tout l'ouvrage de Tocqueville, au lieu de cette allure dégagée et de cet air riant et affable qui donnent tant de grâce à celui de Montesquieu ? C’est que Tocqueville est Normand, d’un pays au ciel brumeux, dont les vallées humides s’ouvrent sur une mer incessamment troublée ; il est l’homme d’une seule tâche et d’un seul dessein ; il n’a pas plus dispersé son esprit dans les lectures qu’il n’a dissipé sa vie dans les divertissements ; il lui manque la curiosité vagabonde, l’anecdote cueillie au hasard, la saillie qui naît on ne sait d’où, l’esprit en un mot, et la couleur : il n’est pas de la race de Montaigne.

La découpure, on pourrait presque dire la hachure des livres et des chapitres de Montesquieu, se retrouve presque dans sa phrase. Elle est alerte, parfois trop brève. Montesquieu aime à lancer le trait, mais il s’y essouffle vite. Comme il multiplie les traits, il multiplie les pauses. Buffon, qui avait la poitrine large, l’haleine longue ; qui ne pouvait se décider à poser des points dans ses paragraphes et à couper ses phrases ; qui voyait tout en grands mouvements, par époques, en flux et reflux majestueux comme ceux de la mer, a reproché à Montesquieu ce morcellement continu de la pensée et du style. « Le livre, dit-il dans son fameux discours à l’Académie, en paraît plus clair aux yeux, mais le dessein de l’auteur demeure obscur. » La critique est exagérée. Ce n’est point l’obscurité qu’il faudrait critiquer chez Montesquieu, mais plutôt,