Page:Souvestre - Le Monde tel qu’il sera, 1846.djvu/151

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resser, les femmes nous donneraient le pain et le sel ! Nous boirions tous deux aux fontaines courantes ; nous dormirions à l’ombre des rochers, réchauffés l’un par l’autre ; nous marcherions sur les fleurettes des sentiers, à travers les parfums des bois, les chansons des oiseaux et les gazouillements des sources !… mais nous sommes sur une terre civilisée, et toutes les routes nous sont fermées. Attendrir les heureux est défendu ; dormir sous le ciel est un crime. On nous a ôté les chances de la compassion, avec les embarras de la liberté, et la bonté des hommes nous a ouvert une prison, où l’on mesure à chacun de nous le pain, l’air et le jour. Toi, seulement, ami, il n’y a point de place pour toi ! On peut manger, dormir ; mais aimer ! à quoi bon ? Les règlements supposent-ils jamais que l’homme ait, entre la gorge et l’estomac, quelque chose qui s’appelle le cœur ? Va, ami, je voulais te garder près de moi pour sentir qu’il m’en restait encore un ; mais on te l’a dit : le règlement n’en passe pas ! Cherche donc un nouveau maître, et puisse-t-il te faire oublier l’ancien !

Le vieillard saisit, à ces mots, la tête du chien dans ses deux mains tremblantes, il la souleva sur sa poitrine, y appuya les lèvres et resta quelques instants immobile.

Quand il se leva, une petite larme roulait sur chaque joue à travers ses rides.

Maurice ne put retenir une exclamation d’attendrissement.

— Ah ! laissez-lui son chien pour l’aimer ! s’écria-t-il involontairement.

Mais les juges s’étaient consultés pendant cet adieu muet du vieillard, et l’arrêt de séparation venait d’être prononcé.